June 8, 2025

Souveraineté pharmaceutique : comment l’Afrique (et le Maroc) peut gagner le pari

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Réunis en fin de semaine dernière à Casablanca dans le cadre de la sixième édition du Pharma Day, les principaux acteurs du secteur pharmaceutique africain ont souligné l’urgence de renforcer la souveraineté sanitaire du continent à travers une coopération régionale renforcée et une innovation continue. Face aux défis structurels majeurs des systèmes de santé africains, cet événement a mis en lumière le rôle stratégique du Maroc, désormais reconnu comme un hub pharmaceutique émergent, qui contribue activement à l’édification d’une autonomie sanitaire durable à l’échelle africaine.

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Ayda Benyahia

Confrontée à des défis structurels en matière de santé publique, l’Afrique voit dans l’autonomie pharmaceutique un levier stratégique pour garantir l’accès équitable aux soins. C’est dans cet esprit que la sixième édition du Pharma Day a réuni vendredi dernier à Casablanca décideurs publics, experts et industriels autour d’une ambition partagée : bâtir une souveraineté sanitaire durable fondée sur la coopération régionale et l’innovation.

Le ministre de la Santé et de la Protection sociale, Amine Tahraoui, a annoncé, lundi 26 mai 2025, le lancement d’une révision « profonde » du système de fixation des prix des médicaments au Maroc. Cette nouvelle mesure vise à concilier deux objectifs essentiels : préserver le pouvoir d’achat des citoyens et garantir un accès équitable, durable et sécurisé aux médicaments, y compris les traitements innovants.

Vers une souveraineté industrielle et vaccinale régionale

À cet égard, Youssef Fadil, directeur général de l’Industrie au ministère de l’Industrie et du commerce, a souligné que la souveraineté sanitaire constituait un défi commun aux pays africains, appelant à une mobilisation concertée autour de solutions innovantes et adaptées aux réalités du continent. Il a plaidé ainsi pour une approche collective, tablant sur la nécessité de «conjuguer les efforts» et de «proposer des solutions concrètes et innovantes» face aux vulnérabilités systémiques révélées par les crises sanitaires récentes.
Profitant de l’occasion, M. Fadil a mis en lumière, chiffres à l’appui, les performances du secteur pharmaceutique marocain, qui s’est affirmé comme un pilier stratégique de l’économie industrielle. En 2023, ce secteur a généré un chiffre d’affaires dépassant les 23 milliards de dirhams, soit 5% du PIB industriel national. Selon lui, ce secteur s’adosse à un tissu de plus de 56 établissements industriels et emploie près de 65.000 personnes, dont 12.000 directement dans la production. La couverture des besoins nationaux en médicaments atteint aujourd’hui 58% grâce à la production locale, tandis que 17% de cette production sont destinés à l’export, confirmant l’ancrage régional et international du secteur.

Mettant en avant la volonté du Maroc de renforcer encore plus son industrie pharmaceutique, M. Fadil a mis en exergue le projet «Marbio» à Benslimane, ce centre de production vaccinale de dernière génération, symbole de l’engagement du Maroc en faveur de l’autonomie sanitaire, rappelant que ce complexe incarnait la concrétisation de la vision Royale en matière de souveraineté vaccinale. Le développement des biosimilaires, inscrit dans cette dynamique, constitue pour M. Fadil un levier essentiel pour garantir l’accès à des traitements innovants à coût maîtrisé, répondant ainsi aux exigences d’équité en santé.

Pour une industrie pharmaceutique africaine compétitive et moins dépendante

De son côté, Mohamed Fikrat, vice-président de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), a souligné que la souveraineté pharmaceutique africaine était à la fois un enjeu économique majeur et une exigence humaine pressante. Tout en relevant l’inégalité flagrante d’accès aux médicaments et aux vaccins sur le continent, il a rappelé que l’Afrique, bien qu’abritant 18% de la population mondiale, ne produisait que 3% de ses médicaments, tandis que 70% de ses besoins sont encore comblés par des importations. Une vulnérabilité structurelle que la pandémie de Covid-19 est venue brutalement mettre au jour, a-t-il insisté.

Pourtant le potentiel est énorme : le marché pharmaceutique africain, estimé actuellement à plus de 60 milliards de dollars, devrait franchir le seuil des 100 milliards d’ici 2030, à mesure que les besoins augmentent et que les politiques industrielles s’affinent. Dans ce contexte, Mohamed Fikrat s’est félicité des progrès réalisés par le Maroc, qui couvre la majeure partie de sa demande par la production locale et s’impose de ce fait comme le deuxième producteur pharmaceutique du continent. Toutefois, il a regretté la faiblesse persistante des exportations marocaines, qui représentent moins de 10% de la production nationale, pointant ainsi un potentiel encore insuffisamment exploité.

Parmi les leviers stratégiques identifiés pour remédier à cette situation, M. Fikrat a cité le désenclavement logistique, à travers notamment le port atlantique de Dakhla, ainsi que la mise en place de dispositifs d’assurance export permettant de soutenir l’internationalisation des acteurs industriels. L’intervenant a également alerté sur la fragmentation réglementaire persistante à l’échelle continentale, illustrée par l’existence de 54 systèmes d’enregistrement différents, qui constitue un frein majeur à la création d’un véritable marché pharmaceutique africain intégré.

Partant de ce constat, il a plaidé pour une mise en œuvre rapide et concrète de l’Agence africaine du médicament, en l’alignant sur les objectifs de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf). Car, pour M. Fikrat, seule une politique volontariste en matière d’innovation, appuyée par l’élargissement des mécanismes de financement de la recherche et développement, permettra de faire émerger des champions pharmaceutiques africains capables de rivaliser à l’échelle internationale.

Une souveraineté sanitaire africaine fondée sur la justice, l’innovation et la gouvernance

Au-delà des dimensions économiques de l’industrie pharmaceutique en Afrique, Raja Aghzadi, experte et membre de l’Académie africaine des sciences de la santé, a rappelé l’importance stratégique de garantir un accès équitable aux médicaments et vaccins, soulignant que derrière les chiffres se cachent des vies humaines : patients cancéreux privés de traitements ciblés, malades séropositifs en rupture de soins, campagnes vaccinales incomplètes et mortalité maternelle élevée.

Engagée depuis 2001 dans une quinzaine de pays africains, du Mali au Soudan, en passant par l’Ouganda, le Ghana et la Gambie, Raja Aghzadi a partagé son expérience de terrain, affirmant que le combat pour l’accès aux médicaments et vaccins dépasse parfois les seuls enjeux sanitaires pour s’inscrire dans une dynamique diplomatique dont le trame de fond est les partenariats Sud-Sud et la quête d’une justice sanitaire à l’échelle du continent. Dans cette perspective, elle a plaidé pour des réformes réglementaires profondes, soulignant que la régulation des médicaments et vaccins relève d’un acte politique, éthique et stratégique, crucial pour protéger les populations, dynamiser l’économie, valoriser la recherche et affirmer une souveraineté sanitaire africaine.

Déplorant la dépendance de l’Afrique, qui importe encore plus de 70% de ses médicaments, Raja Aghzadi a évoqué un «apartheid vaccinal» et une «vulnérabilité géopolitique» à surmonter. À cet égard, elle a mis en avant le rôle central du Maroc, doté d’une industrie pharmaceutique solide depuis les années 1960, couvrant plus de 70% des besoins nationaux et exportant vers une trentaine de pays africains. Ce positionnement stratégique doit cependant être consolidé par l’innovation, l’excellence et une gouvernance renforcée, a-t-elle précisé.

Parmi les leviers identifiés pour améliorer l’accès aux traitements figurent la production locale via le transfert de technologies et la mutualisation régionale, l’amélioration de la régulation avec réduction des délais d’enregistrement, le soutien à l’Agence africaine du médicament, le renforcement logistique, notamment en zones rurales, ainsi que la sécurisation de la chaîne de froid, de la distribution, de la traçabilité et du stockage.

Poursuivant son intervention, l’experte a présenté des mesures concrètes pour surmonter les défis liés à l’accès aux médicaments et vaccins en Afrique, soulignant à cet égard l’importance d’une approche systémique, coordonnée et visionnaire. Elle a notamment insisté sur la réduction des coûts par les achats groupés, la mobilisation de financements durables via des fonds souverains africains, l’investissement massif dans la formation de talents locaux, l’utilisation stratégique du digital pour accélérer et harmoniser les processus décisionnels, ainsi que la promotion d’une intégration industrielle et scientifique reliant régulation, recherche et production.

Dans cette optique, elle a appelé à l’émergence d’une diplomatie sanitaire unifiée, condition indispensable à une gouvernance continentale cohérente et efficace. Alertant sur la prolifération des médicaments falsifiés, qui représentent plus de 40% du marché mondial de la contrefaçon et touchent particulièrement l’Afrique, elle a conclu en affirmant que seule une gouvernance de qualité, fondée sur l’orientation, la prise de décision, le contrôle et la reddition de comptes, peut assurer une souveraineté sanitaire africaine durable et équitable.

Accès au médicament : pour une approche intégrée et durable

La question du renforcement de la gouvernance est revenue comme un leitmotiv lors de cette rencontre de haut niveau. D’ailleurs lors d’un panel consacré à la politique pharmaceutique en Afrique, le professeur Jaâfar Heikel, spécialiste en médecine et économiste de la santé, a insisté sur l’importance d’une approche globale et cohérente pour garantir un accès équitable au médicament sur le continent. Il a souligné que la politique du médicament ne peut être dissociée d’une politique de santé plus large, avertissant que les approches sectorielles isolées risquaient de créer de sérieux déséquilibres dans les systèmes sanitaires africains. M. Heikel a également mis en lumière le rôle déterminant des prescripteurs dans la promotion des médicaments génériques, rappelant que la formation et la sensibilisation des professionnels de santé étaient essentielles pour instaurer la confiance des médecins et des patients dans la qualité et la sécurité de ces produits.

Sur le plan financier, le professeur Heikel a rappelé que le véritable défi était celui des ressources allouées. Malgré les engagements internationaux, les budgets affectés à la santé dans la plupart des pays africains fluctuent entre 4 et 5% des dépenses publiques, un niveau insuffisant pour assurer un accès juste au médicament, selon l’expert. Pour illustrer le potentiel inexploité, il a évoqué la fortune cumulée des dix personnes les plus riches d’Afrique, estimée à 62 milliards de dollars : mobiliser seulement 10% de cette somme pourrait largement contribuer au financement des politiques d’accès aux médicaments et vaccins. Il a toutefois précisé qu’il ne s’agissait pas de faire le procès des fortunes, mais de reconnaître que les ressources existent, pour peu qu’elles soient utilisées comme un levier potentiel. Enfin, M. Haikel a rappelé l’importance de promouvoir les médicaments génériques et biosimilaires afin de préserver la viabilité financière des assurances maladie africaines, sans quoi leurs déficits ne feront que s’aggraver.