Sergueï Lavrov au Tchad, sur fond de rivalité diplomatique avec la France
Le Point
ANALYSE. N’Djamena, qui se targue de sa position stratégique dans une sous-région en crise, n’hésite pas à agiter la menace d’un virage vers la Russie.
Par Joris Bolomey, à N’Djamena

Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, et le président tchadien, Mahamat Idriss Déby, à N’Djamena, le 5 juin 2024. © Ministère des Affaires étrangères russe via Reuters
Des dizaines de Tchadiens, drapeaux tricolores russes en main, étaient rassemblés au niveau de l’aéroport international Hassan-Djamous pour accueillir ce mercredi 5 juin la délégation conduite par le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov.
Après la Guinée, le Congo-Brazzaville et le Burkina Faso, le ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie s’est rendu à N’Djamena dans le cadre de sa sixième visite sur le continent africain en deux ans. Cette escale de cinq heures dans le pays a été menée au pas de charge. Aussitôt après avoir posé le pied sur le sol tchadien, accueilli sur le tarmac de l’aéroport par le ministre des Affaires étrangères tchadien, Abderaman Koulamallah, Sergueï Lavrov a pris la direction du palais présidentiel. Il s’est entretenu moins d’une heure avec le chef de l’État tchadien, Mahamat Idriss Déby, avant de retrouver à nouveau son homologue tchadien pour une réunion au ministère des Affaires étrangères.
« Nous ne sommes otages de personne, ni de la France ni de la Russie »
Lors d’une conférence de presse à l’issue de cet entretien, Sergueï Lavrov a annoncé que la Russie allait développer la coopération avec le Tchad afin de « renouveler l’accord militaire en vigueur depuis 2013 pour le faire correspondre aux objectifs du Tchad ». Il a assuré N’Djamena du soutien de Moscou face aux enjeux sécuritaires, notamment face à « la menace terroriste ». Le chef de la diplomatie russe s’est également engagé à « augmenter la coopération en matière économique et commerciale ». « Nous avons demandé au Tchad de dresser une liste des domaines où il voudrait voir la participation des opérateurs économiques russes », a-t-il signalé. En écho à cette déclaration, Abderaman Koulamallah a rappelé qu’après avoir développé des liens avec la Russie depuis plus de soixante ans les relations entre les deux pays prennent désormais « une autre tournure ». « La Russie nous propose un partenariat plus important, avec plus d’aide », a déclaré le ministre tchadien.
Moscou et N’Djamena ont intensifié leur coopération ces dernières années. Alors président de la transition, Mahamat Idriss Déby avait rencontré le président russe Vladimir Poutine en janvier, qualifiant la Russie de « pays frère ». Le jour du vote pour l’élection présidentielle tchadienne, le 6 mai, la présence de Maksim Shugaley, directeur de la Fondation pour la protection des valeurs nationales, un groupe de réflexion russe autrefois lié au groupe Wagner, avait été largement commentée dans le pays. La Russie a également été un des premiers pays à féliciter Mahamat Idriss Déby pour son élection au terme d’un scrutin présidentiel contesté.
Lors de la conférence de presse au ministère des Affaires étrangères à N’djamena ce mercredi, Abderaman Koulamallah a annoncé : « Le Tchad doit diversifier ses relations dans des coopérations mutuellement avantageuses. » Il a cependant assuré que cela ne remettrait pas en cause pour autant la relation avec la France. « La France et le Tchad ont des liens séculaires et cette relation va continuer », a-t-il garanti.
Après avoir été déclarée persona non grata au Mali, au Burkina Faso et au Niger, la France a réussi à maintenir jusque-là sa présence au Tchad. Le pays, devenu le dernier bastion français au Sahel, compte environ un millier de militaires français, essentiellement sur la base aérienne projetée de N’Djamena, ainsi qu’à Faya et Abéché, dans le nord et l’est du pays. Le Tchad occupe une position stratégique : il est frontalier de la Libye au nord, du Soudan à l’est, de la République centrafricaine au sud et du Niger à l’ouest, quatre pays où des paramilitaires russes interviennent.
« Nous ne sommes otages de personne, ni de la France, ni de la Russie, ni d’aucun autre pays, a insisté Abderaman Koulamallah. Nous sommes un pays souverain et nous développons des relations avec qui nous voulons », a martelé le ministre tchadien des Affaires étrangères sous les applaudissements d’une partie de la salle. Ces dernières années, N’Djamena a en effet multiplié les partenariats avec la Turquie, le Qatar, les Émirats arabes unis ou encore, plus récemment, la Hongrie.
Un délicat jeu d’équilibriste
En diversifiant ses partenariats et en faisant le choix d’un rapprochement avec Moscou, N’Djamena fait pression sur ses alliés occidentaux afin d’obtenir davantage de concessions, estime Sali Bakari, professeur d’histoire à l’École normale supérieure à N’Djamena. « Même si les relations avec la Russie s’intensifient, cela ne signifie pas pour autant que les Français et les Américains vont quitter le pays, présage-t-il. L’objectif pour le pouvoir est de conserver des relations étroites avec différents pays afin de limiter les pressions qu’ils pourraient exercer. La France ne va ainsi plus pouvoir faire pression sur l’État tchadien comme cela avait été le cas par le passé et, réciproquement, la Russie ne va pas pouvoir se comporter au Tchad comme elle le fait au Mali, au Burkina Faso ou au Niger. »
Cet équilibre incertain n’augure cependant rien de bon en termes de « souveraineté pour le peuple tchadien », craint Adoum Soumaïne, porte-parole de la coalition Wakit Tama, plateforme réunissant partis d’opposition et association de la société civile. « Nous souhaitons le départ des militaires français, mais nous ne voulons pas pour autant voir arriver des militaires russes au Tchad. Il faut se limiter à des partenariats dans le domaine économique. La légitimité du président tchadien est contestée et il trouve dans la Russie ou la France une protection pour son pouvoir. Ces partenariats militaires vont lui permettre de faire passer ses propres intérêts avant ceux du peuple. »