Quelle place pour l’économie de l’Afrique dans un monde en pleine transformation ?
Dans un contexte international marqué par des tensions commerciales sans précédent et une urgence climatique grandissante, la Global Growth Conference 2025, organisée par l’Institut Amadeus à Rabat, s’est proposée d’explorer les voies innovantes pour stimuler l’investissement, renforcer l’attractivité économique et assurer la stabilité dans un monde en effervescence. Ayant réuni des décideurs politiques et économiques de premier plan autour du thème «Financer la croissance, façonner la transition énergétique», cette plateforme stratégique, relancée après quelques années d’interruption, a mis en lumière le potentiel du continent africain à transformer les crises en opportunités, avec le Maroc comme modèle inspirant. À l’issue des travaux, une «Feuille de route de Rabat» sera élaborée, proposant des solutions concrètes pour une croissance inclusive et durable.

Brahim Mokhliss
Lancée il y a quelques années, la Global Growth Conference 2025 fait son retour avec une nouvelle édition organisée à Rabat, mardi 20 mai 2025. Ministres, hauts représentants gouvernementaux, experts et leaders du secteur privé se sont retrouvés dans la capitale marocaine pour participer à cette nouvelle conférence tenue sur le thème «Financer la croissance, façonner la transition énergétique».
L’événement, organisé par l’Institut Amadeus, intervient à un moment critique pour l’économie mondiale qui subit les contrecoups de crises géopolitiques majeures et de la montée d’un souverainisme qui n’augure rien de bon. Alors que les tensions commerciales s’intensifient, symbolisées par les récentes décisions américaines du 2 avril 2025 ayant déclenché une guerre commerciale d’ampleur inédite, cette conférence se propose d’apporter des réponses concrètes aux défis contemporains et d’établir une feuille de route vers une croissance inclusive, stable et durable.
Une plateforme stratégique renouvelée pour des défis inédits
«C’est pour moi un grand plaisir et un honneur d’ouvrir avec vous cette nouvelle édition de la Global Growth Conference», a déclaré Brahim Fassi Fihri, président et fondateur de l’Institut Amadeus, en inaugurant, mardi 20 mai 2025, les travaux de cette édition. Pour lui, cette conférence «renoue aujourd’hui avec sa vocation première, qui est celle d’être une plateforme de dialogue stratégique, de réflexion de haut niveau, mais aussi d’action concrète et de partenariat structurant».
À l’occasion de la 10ᵉ édition des Rencontres africaines de l’efficacité énergétique (RAEE), Brahim Benjelloun Touimi, directeur général délégué de Bank of Africa, a dressé un constat clair : si l’Afrique est riche de sa jeunesse et d’une classe moyenne en pleine ascension, elle ne pourra relever les défis du changement climatique, de l’exode rural et de l’emploi qu’à travers une industrialisation durable. Une industrialisation enracinée localement, fondée sur les énergies propres, les technologies innovantes et une intelligence collective impliquant tous les acteurs du développement.
Cette relance intervient dans un contexte mondial profondément transformé, caractérisé par l’intensification des tensions géoéconomiques, la perturbation des chaînes de valeur, l’urgence climatique grandissante, et la montée du protectionnisme. Partant de là, M. Fassi Fihri a souligné l’ambition collective de la conférence: «identifier les leviers économiques efficaces et immédiatement exploitables en mobilisant une coalition large et influente d’acteurs privés, publics et institutionnels ».
Le ministre marocain de l’Inclusion économique, de la petite entreprise, de l’emploi et des compétences, Younes Sekkouri, a abondé dans le même sens. Tout en félicitant les organisateurs d’avoir «relancé ce format très adapté à une réflexion approfondie sur des sujets qui se posent de façon renouvelée aujourd’hui», il a rappelé que les défis actuels challengeaient «les efforts et les politiques publiques» et nécessitaient une approche globale intégrant financement, investissement, infrastructures et industrie.
Le Maroc, un modèle économique inspirant pour l’Afrique
Mais dans ce paysage mondial en mutation, le Maroc se positionne comme un acteur de référence. «Grâce à la vision proactive et audacieuse de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, le Royaume a su convertir les défis globaux en véritables opportunités stratégiques», a affirmé Brahim Fassi Fihri. Le Royaume se distingue comme «un acteur incontournable en Afrique et au-delà, avec un leadership affirmé dans des secteurs clés tels que les énergies renouvelables, la gestion des ressources, l’industrie automobile et aéronautique ou encore la finance». Cette Vision Royale fait de la résilience économique l’un des principaux piliers du modèle marocain.
Dans cette optique, Younes Sekkouri a souligné les fondements de cette réussite: «Pour être attractif, il y a des réformes importantes. Vous ne pouvez pas être attractif du jour au lendemain en lançant une stratégie ou en ayant une vision programmatique.» Pour lui, des ingrédients essentiels doivent être réunis: «C’est d’abord une stabilité macroéconomique, et nous avons réussi grâce au travail du gouvernement à maîtriser les ingrédients de la macroéconomie. Nous avons réussi à diminuer l’inflation. Nous avons réussi à maîtriser les déficits».
Dans le même ordre d’idées, Chakib Alj, président de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), a mis en avant les réalisations concrètes du pays dans le domaine des énergies renouvelables: «Le Maroc a ouvert la voie avec déjà 45% de notre capacité installée qui provient des énergies renouvelables et un objectif de 52% en 2030 qui sera atteint dès 2027. Notre pays est d’ailleurs aujourd’hui classé huitième au monde dans l’indice de performance climatique».
L’Afrique, un continent d’opportunités face aux bouleversements mondiaux
Face aux multiples défis géoéconomiques, l’Afrique apparaît désormais non plus comme une périphérie du système économique mondial, mais comme un continent stratégique capable de transformer les crises globales en opportunités. Loin des clichés simplistes, plusieurs intervenants ont souligné l’immense potentiel de ce continent. À cet égard, Chakib Alj a dressé un portrait éloquent des atouts de l’Afrique: «Notre continent abrite plus de 1,5 milliards d’habitants en 2025, dont 60% ont moins de 25 ans, et comptera 1 milliard de plus d’ici 2050. Par ailleurs, 50 à 60% des terres arables non exploitées du monde se trouvent en Afrique et c’est une ressource essentielle pour notre souveraineté alimentaire. Enfin, 60% des meilleures ressources solaires mondiales sont sur le continent et le potentiel hydroélectrique est équivalent à sept fois la capacité installée en Europe.»
Aminata Touré, haute représentante du Président de la République du Sénégal, a insisté sur l’importance de qualifier la croissance: «Une croissance partagée est nécessaire en Afrique pour accélérer l’éradication de la pauvreté». Elle a identifié plusieurs préalables essentiels, notamment la paix et la sécurité, la qualité des ressources humaines, la lutte contre les inégalités, la prise en compte de la jeunesse, l’investissement dans les femmes, et l’assurance de l’équité ethnique.
«L’Afrique doit faire confiance à l’Afrique», a rappelé Brahim Fassi Fihri, citant l’appel lancé en 2014 par S.M. le Roi Mohammed VI. Cette ambition Royale «résonne aujourd’hui avec une pertinence accrue» et «appelle à une confiance renouvelée dans les capacités intrinsèques du continent, à une intégration économique renforcée et à la mobilisation stratégique des investissements intra-africains comme levier pour une souveraineté économique réelle et une croissance durable», a-t-il ajouté.
Financer la croissance: innovations et défis
Par ailleurs, la question du financement a occupé une place centrale dans les débats. À ce titre, Younes Sekkouri a posé la question fondamentale: «Nous sommes devant trois choix globalement. Nous avons le choix d’une politique fiscale qui optimise les ressources, qui va chercher dans les niches qui n’ont pas été explorées jusque-là. (…) Mais est-ce qu’il ne faut pas recourir à la dette aussi en partie pour pouvoir financer des ambitions importantes ? (…) Nous avons également le choix des financements innovants et notamment des partenariats public-privé».
Dans ce sens, Chakib Alj a souligné que «pour changer cette donne, le premier levier sur lequel nous devons agir est le financement. Pas simplement en volume, mais en diversité, en agilité et en complémentarité». Il propose de «multiplier les véhicules d’investissement mixte combinant fonds souverains, investissements privés et institutions internationales, à l’image du fonds Mohammed VI pour l’investissement au Maroc» et de «développer le financement par accès au marché de capitaux africain».
L’expérience égyptienne, présentée par Yasser Sobhi, vice-ministre des Finances pour les politiques fiscales, offre des enseignements pertinents à cet égard. «La principale source de financement doit reposer sur la mobilisation de ressources internes», a-t-il souligné, en mettant en avant les résultats encourageants obtenus par son pays: «Les recettes fiscales ont augmenté d’environ 40% au cours des 9 premiers mois de l’exercice 2024-2025. Un excédent primaire représentant 3,5% du PIB est atteint. La dette extérieure est en baisse et la dette publique est passée de 96% du PIB il y a 2 ans à environ 85% cette année».
Pour diversifier les sources de financement, l’Égypte a mis en place «un mécanisme de garantie soutenu par des institutions internationales pour emprunter sur le marché à un coût plus faible» et a œuvré à «la diversification des instruments et de la base d’investisseurs sur les marchés domestiques et internationaux par l’émission d’euro-obligations, de sokouk, d’obligations vertes et durables ainsi que d’obligations avec le Japon et avec la Chine».
La transition énergétique, levier de transformation économique
L’énergie constitue un axe majeur de développement pour l’Afrique. Younes Sekkouri a évoqué à ce sujet les ambitions marocaines: «Les investissements sont attendus pour la transition énergétique, que nous avons enclenchée entre autres à travers une offre hydrogène. Nous avons des objectifs de multiplier par 3 et par 5 les investissements dans le réseau et les investissements dans les infrastructures». Les emplois attendus sont «de l’ordre de 400.000», mais au-delà des chiffres, «c’est un mode de fonctionnement de la société qui est attendu. C’est le fait de rentrer dans une nouvelle économie qui est attendu», a-t-il insisté.
Chakib Alj a également détaillé les opportunités offertes par l’hydrogène vert: «L’offre Maroc Hydrogène Vert, lancée l’année dernière, va répondre à des enjeux auxquels le solaire et l’éolien seuls ne peuvent pas répondre. Le stockage et la stabilité de cette énergie lui permettent d’adresser des cas d’usage comme le transport maritime, l’aviation et les industries lourdes». Selon le chef de la Confédération patronale, «d’ici 2050, les technologies Power to X pourraient répondre à 10% de la consommation mondiale d’énergie sur un marché qui se compte en trillions de dollars».
Aminata Touré a apporté une nuance importante concernant l’accès aux énergies vertes: «Bien qu’il faille aller vers l’énergie propre, les pays qui découvrent des ressources comme le pétrole et le gaz ont le droit de les utiliser pour leur développement, et la communauté internationale (COP) doit être réaliste à ce sujet». Elle souligné que «le développement des énergies vertes (solaire, éolien) nécessite un partage de technologie qui coûte cher et n’est pas maîtrisé localement».
Yasser Sobhi a tenu à partager l’expérience égyptienne: «Pour un pays importateur net du pétrole comme l’Égypte, ce secteur reste un grand défi. Le passage aux énergies renouvelables est une nécessité», a-t-il dit. Compte tenu de cela, l’Égypte prévoit «d’ajouter 5 à 6 GW de capacité renouvelable d’ici la fin de l’année sur la base de contrats déjà conclus dans le solaire, l’éolien et l’hydrogène vert».
Souveraineté économique et coopération internationale dans un monde fragmenté
La question de la souveraineté économique, sujet d’une actualité brulante, a traversé l’ensemble des débats. Daniel Mukoko Samba, vice-premier ministre et ministre de l’Économie nationale de la République démocratique du Congo, a précisé que «la souveraineté économique nationale est difficile dans le concert mondial actuel qui n’y est pas propice». Pour un pays comme la RDC, «la souveraineté doit être comprise dans le contexte d’une contrainte géographique (grande taille, quasi-enclavé). Il n’y a pas d’autre issue que de s’intégrer dans les espaces régionaux et par des corridors de transport».
Le ministre belge d’État André Flahaut a, lui, appelé à «renforcer le lien de solidarité qui a cessé d’exister ou en tout cas qui s’est distendu». Il a mis en garde contre les approches néocoloniales. Pour lui, «si on veut réussir la transformation économique, si on veut réussir ensemble, il faut miser essentiellement sur le partenariat. Parce que le partenariat repose sur un élément important, c’est la confiance et le respect mutuel qui s’installent entre les partenaires».
Ludovic Pouille, directeur de la Diplomatie économique au ministère français de l’Europe et des affaires étrangères, a reconnu, de son côté, les défis que pose le contexte actuel: «Nous connaissons sans doute depuis janvier l’une des périodes de tension économique et commerciale les plus importantes de notre siècle. Les États-Unis ont engagé depuis le début du second mandat du Président Trump une offensive commerciale brutale, infondée, qui constitue un choc pour le commerce mondial et qui désorganise l’ensemble des économies». Face à cette crise, il a défendu «une triple approche: la négociation, la dissuasion et la diversification».
Vers un modèle économique africain distinctif
Au fil des interventions, un appel fort a été lancé pour repenser les modèles économiques africains. Aminata Touré a plaidé pour «reconceptualiser l’économie africaine», estimant que «le modèle actuel hérité n’est pas adapté au contexte africain. L’Afrique a besoin de créer sa propre école économique.» Elle a critiqué l’approche actuelle qui «ne s’adresse qu’à 20% des acteurs (le secteur formel), laissant de côté l’économie informelle qui représente 80% de l’économie réelle dans certains pays comme le Nigeria». Daniel Mukoko Samba, a quant à lui, remis en question le Consensus de Washington, suggérant que «l’une des plus grandes erreurs était peut-être d’avoir oublié que la croissance économique est spécifique au contexte d’un pays, d’une région et d’une époque». Il a insisté sur le fait que «l’Afrique n’est pas monolithique, qu’il y a des contextes variés à travers le continent».
Pourtant, les différentes les interventions ont laissé entrevoir une vision optimiste de l’avenir du continent africain, malgré les défis. Brahim Fassi Fihri a lancé un appel à faire «une nouvelle fois le pari de l’intelligence collective pour que la Global Growth Conference devienne un jalon opérationnel de notre ambition partagée d’une Afrique forte, conquérante, autonome, souveraine et résolument confiante en son propre avenir».
Pour Chakib Alj, «ce qui émerge aujourd’hui, c’est que l’Afrique n’a pas besoin de copier le modèle occidental. Nous pouvons développer de l’énergie verte sans avoir à passer par les cycles lents d’investissement des énergies fossiles. Pour cela, notre continent a besoin de financement, de confiance, de constance et de coordination. Il a aussi besoin d’unir le privé et le public dans le cadre de PPP ambitieux». Aminata Touré a également conclu en relevant que «l’Afrique est le dernier continent avec un immense potentiel d’économie réelle (construction d’infrastructures, hôpitaux, universités)» et qu’elle «a un rôle stratégique à jouer dans les affaires mondiales si elle arrive à maîtriser ses capacités de négociation».