Pourvu que la culture américaine du pourboire n’arrive pas en France !
Aux États-Unis, la culture du pourboire est exaspérante et profondément injuste, estime ce journaliste américain installé à Paris. Devant la surenchère effrénée du “tip” outre-Atlantique, il revient sur ce qu’il y a de gênant dans cette somme discrétionnaire. Et se réjouit que les Français résistent encore à cette pratique.

Je suis Américain et je vis à Paris, et au fil du temps, insensiblement, j’ai commencé à ressentir de vrais chocs culturels en rentrant aux États-Unis. Aujourd’hui, deux habitudes de mes compatriotes m’exaspèrent immanquablement et au plus haut point : quand la TVA n’est pas comprise dans le prix affiché, et le pourboire (OK, trois si j’ajoute les pommeaux de douche fixes).
Les Américains en général, et pas seulement moi, sont de plus en plus excédés par les pourboires, sur lesquels pèsent à la fois l’inflation et la surenchère : les 15 % habituels ont cédé la place à 20, 25, 30 %, et la pratique s’est insinuée dans des situations fort éloignées du service au restaurant, dont la vente à emporter, les achats à l’épicerie et les caisses automatiques. Un jour que je reprenais l’avion pour Paris, un écran d’iPad dans une boutique de l’aéroport m’a ainsi invité à laisser un pourboire après mon achat d’une (et une seule) banane.
Et à Paris aussi le pourboire, d’abord pratiqué dans les cafés fréquentés par la communauté anglophone puis de plus en plus présente dans les bars et restaurants bobos*, semble étendre son empire. Heureusement, le montant reste plus modeste, avec des suggestions à 3, 5 ou 7 %.
Je passe peut-être ici pour un radin et un râleur, mais comprenez-moi. Il est très important à mes yeux que les travailleurs soient correctement payés, en particulier dans les métiers des services. Mais le pourboire est-il vraiment le meilleur moyen d’y parvenir ?
L’histoire raciste du pourboire
“Cette culture du pourboire ne me plaît pas du tout”, confirme Mimi, serveuse dans un bar sur un toit-terasse à Charlottesville et étudiante en quatrième année à l’université de Virginie. “Ça m’oblige à faire des compliments aux femmes et à minauder avec les hommes d’un certain âge”, déplore-t-elle – et, malgré tout, il arrive que de grandes tables partent sans rien lui laisser.
Ce qui dérange cette fille d’immigrés arrivés d’Éthiopie, c’est aussi l’histoire raciste du pourboire aux États-Unis : d’abord mal vu, car considéré comme une habitude non démocratique pratiquée par l’aristocratie européenne, l’usage du pourboire s’est en effet répandu au lendemain de la guerre de Sécession comme un moyen détourné de continuer d’exploiter la main-d’œuvre des anciens esclaves.
Pour défendre le pourboire, les économistes assurent qu’il est pour le client, en particulier le client fidèle, la garantie d’être mieux servi. Déjà lorsque je l’ai découvert étudiant, le raisonnement m’avait paru spécieux, mais des travaux récents, conduits par deux chercheurs français, me le confirment en faisant le constat que “le lien entre la satisfaction et la remise d’un pourboire n’est pas systématique”.
En France, un pourboire est vraiment un pourboire. Aux États-Unis, le salaire minimum dans les métiers “à pourboire” est très largement inférieur au vrai salaire minimum, autour de 2,13 dollars de l’heure – précisons cependant que l’employeur est tenu de compenser l’éventuelle insuffisance des pourboires, pour que l’employé touche toujours au moins le minimum légal à l’échelle fédérale, soit 7,25 dollars de l’heure, et que certains patrons vont au-delà de ce plancher.
Une pratique “antidémocratique”
Le premier reproche que j’ai à faire au pourboire, et pas seulement aux États-Unis ? C’est soûlant. Au nom de quoi devrais-je porter cette charge mentale qui consiste à ajouter aux tarifs affichés sur une carte de restaurant environ 10 % de TVA, puis environ 20 % du total pour le pourboire ? Y a-t-il meilleur moyen de jeter un voile d’agacement sur un repas par ailleurs agréable que de recevoir une addition où vous découvrez que ces tacos à 15 dollars n’étaient qu’un prix d’appel, et qu’ils vous ont coûté en réalité 19,80 ?
Mes autres réserves sur le sujet sont plus philosophiques. Ni la société ni l’économie ne devraient avoir besoin de la philanthropie pour bien fonctionner. Les Américains d’avant la guerre de Sécession l’avaient bien compris : le pourboire est antidémocratique et, loin de combler les inégalités, il sert surtout à apaiser la conscience qu’ont les individus des inégalités.
Il n’y a rien de mal à laisser un pourboire afin de signifier qu’on a apprécié la qualité du service, ou un moment vraiment exceptionnel, qui a dépassé les attentes. Mais un pourboire économiquement et moralement obligatoire n’est plus un pourboire, c’est un surcoût. Quand vous ne le laissez pas, vous signifiez que vous avez été tellement mal servi que vous avez décidé, en représailles, de retenir une part du salaire attendu par le serveur.
Au lieu de modestes libéralités librement consenties, nous nous autorisons ainsi, inconsciemment peut-être, à pouvoir sanctionner tout service insatisfaisant. Sans compter qu’il n’est pas prévu de gratification pour quelqu’un d’autre que le serveur, par exemple le chef. Aux États-Unis, la répartition des pourboires dans l’ensemble du personnel n’a rien de systématique. Pis, il arrive que les employeurs gardent les pourboires – les Britanniques envisagent d’ailleurs d’interdire cette pratique par une nouvelle loi.
Un petit bonus bienvenu
Le personnel de service n’a-t-il pas le droit d’avoir de mauvais jours ? D’être inquiet parce qu’un proche est malade, d’avoir eu la veille une grosse dispute avec son meilleur ami, son ou sa partenaire ? D’être dans la lune, à s’imaginer en rock star sur la scène d’un festival, et de s’en trouver ralenti dans son vrai travail parce qu’une foule en délire l’acclame dans sa tête ? Non ? Ces moments de profonde humanité ne peuvent-ils pas rester sans conséquence aucune sur l’argent qu’ils gagnent ce jour-là ? Ces travailleurs ne devraient-ils pas être libres de ne pas supporter les caprices d’un client sans y laisser un peu de leurs revenus ?
Carole Griffin tient à Birmingham, dans l’Alabama, Continental Bakery, une boulangerie à la française fondée il y a quarante ans, et son restaurant affilié, Chez Lulu. Elle a tenté plusieurs fois de supprimer les pourboires en incluant le service directement dans l’addition, me raconte-t-elle. C’est le personnel qui s’y est opposé. Quand on lui a demandé si elle ne préférerait pas un salaire plus élevé, plus “normal”, plutôt que de courir après le pourboire, une serveuse qui travaille chez Lulu depuis dix ans (soit assez longtemps pour connaître la clientèle d’habitués, la plus généreuse) a lâché : “Ça, jamais.”
Les Français ne sont pas de cet avis. “Travailler pour 2 dollars de l’heure avec l’espoir d’amasser suffisamment de pourboires en fonction de l’humeur des clients ? C’est trop pénible, c’est trop de stress”, estime Lucie, serveuse dans un restaurant français à deux pas de la frontière suisse.
Marion Goux, 25 ans, est barista à Lyon et ne dit pas autre chose : l’arrivée de la culture américaine du pourboire en France, pense-t-elle, risque surtout de convaincre les patrons de moins payer leur personnel. Pour elle, un pourboire est encore une bonne surprise, un petit bonus bienvenu, et pas une nécessité sans laquelle elle aura du mal à joindre les deux bouts. “J’adore en particulier les interactions avec les gens d’autres pays, dit-elle. Quand j’ai du pourboire, ce n’est pas parce que j’ai fait quelque chose de particulier. C’est juste parce que j’ai bien fait mon travail.”
Alexander Hurst