Pourquoi y a-t-il toujours des incompétents dans une entreprise ?
Le Point
Selon le principe de Peter, les entreprises font face à un destin tragique : « Tout employé a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence. »
Joseph Le Corre

Pierre, après avoir usé de sa plus belle écriture pour déposer son CV dans tous les commerces de la ville, décroche enfin un emploi de serveur au café de la mairie. Dès la première année, son énergie contagieuse attire l’attention du patron. Toujours souriant, prompt à jongler avec les commandes tel un acrobate des plateaux, Pierre se voit bientôt gratifié d’une promotion bien méritée. Le voilà propulsé chef de rang. Puis, l’année d’après, il est nommé manageur.
Mais, si Pierre sait manier cinq assiettes d’une main avec la grâce d’un danseur étoile, gérer l’ego surdimensionné du cuisinier Hugo ou les lamentations perpétuelles de la serveuse Magalie, cela relève d’un tout autre art. Le management ? Une science mystérieuse pour Pierre, aussi étrangère que le calcul quantique. Là où il excelle à équilibrer une pile de tasses à café, il trébuche devant la complexité des rapports humains. Autant dire qu’il n’est pas né pour diriger – tout sourire soit-il.
L’inexorable montée vers son « niveau d’incompétence »
« Dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence », résume Laurence J. Peter, célèbre pour avoir énoncé son fameux principe de Peter en 1969. Il avait déjà flairé ce problème dans l’organisation hiérarchique des entreprises. Ainsi, selon lui, chaque individu performant dans son domaine finira par se retrouver à un poste où ses compétences ne seront plus adaptées. Il stagnera alors, incapable d’être davantage promu, incompétent dans ses nouvelles fonctions. C’est ainsi que, selon Peter, « la crème monte jusqu’à ce qu’elle tourne ».
C’est précisément ce que Laurence J. Peter avait flairé dans son analyse : « Les compétences d’un individu à un poste ne garantissent pas son succès dans un rôle hiérarchiquement supérieur. » Ce que Pierre – notre serveur – découvre à ses dépens, c’est que le fait de briller dans un poste n’est pas un gage de succès dans le suivant. Un bon vendeur n’est pas nécessairement un bon manageur, tout comme un excellent enseignant ne fait pas toujours un grand directeur d’école. Dans la logique du principe de Peter, à chaque promotion, un employé se rapproche un peu plus de ce fameux « niveau d’incompétence ».
Le véritable tour de force de Laurence Peter est d’avoir révélé l’absurdité parfois comique de la hiérarchie en entreprise. « Vous êtes promu pour avoir bien fait dans un domaine, écrit-il, mais on ne vous demande jamais si vous avez les compétences pour réussir dans celui d’après. » C’est un peu comme récompenser un nageur talentueux en lui confiant la barre d’un navire, un grand écart de compétences qui laisse souvent l’intéressé… couler.
Les meilleurs vendeurs, des manageurs peu compétents
Les professeurs Alan Benson (université du Minnesota), Danielle Li (MIT) et Kelly Shue (Yale) ont voulu dépasser la théorie. Pour prouver la véracité du principe de Peter, ils ont passé au peigne fin les performances de 53 035 employés dans 214 entreprises américaines, sur une période de six ans. Leur cible d’analyse ? Les commerciaux, toujours prêts à décrocher le téléphone pour conclure une vente. Sur ces 53 035 vendeurs, 1 531 ont été promus au poste de manageur.
Les données ont révélé un fait surprenant : les meilleurs vendeurs devenaient souvent des manageurs peu compétents. « Conformément au principe de Peter, nous constatons que les décisions de promotion accordent plus de poids aux performances actuelles qu’elles ne le justifieraient si les entreprises essayaient uniquement de promouvoir les meilleurs manageurs potentiels », expliquent les chercheurs dans leurs conclusions.
Une autre raison est parfois avancée, « la régression vers la moyenne ». « Le phénomène a été observé par le Britannique Francis Galton au XIXe siècle à propos de la comparaison entre les tailles des parents et celles des enfants (les enfants des géants sont plus petits que leurs parents, les enfants des nains sont plus grands). L’efficacité́ d’un salarié occupant une fonction où il vient d’être promu est statistiquement moins bonne que sa précédente efficacité puisque, justement, il a obtenu une promotion du fait qu’il était efficace. En s’approchant maintenant de la moyenne, ce qui est statistiquement inévitable, l’efficacité baisse. Pour certains chercheurs, c’est la raison unique du principe de Peter », écrit le chercheur en informatique Jean-Paul Delahaye dans un article sur le sujet.
Les compétences managériales prioritaires
Les entreprises sont-elles condamnées à être remplies d’incompétents ? Fort heureusement, non. Il existe des stratégies pour contrecarrer les effets du principe de Peter. Tout d’abord, il peut être plus judicieux de reconnaître les talents là où ils sont vraiment efficaces, sans chercher à tout prix à les promouvoir. « Laissez les gens compétents exercer leurs talents là où ils sont doués », recommande Laurence J. Peter. Au lieu de promouvoir systématiquement, offrir des augmentations de salaire ou de nouvelles responsabilités sans changer de poste peut suffire à motiver les employés.
Un autre remède, lui aussi de bon sens, consiste à évaluer les qualités managériales avant toute promotion. Comme le souligne Peter avec ironie : « On ne devient pas un leader en suivant des ordres toute sa vie. » Plusieurs experts rappellent ainsi qu’il est crucial d’examiner si le futur manageur possède les compétences humaines et organisationnelles nécessaires, plutôt que de se fier uniquement à ses résultats passés.