« Nous devons à tout prix éviter un nouveau Yalta »
Le Point
ENTRETIEN. Le ministre norvégien des Affaires étrangères, Espen Barth Eide, considère toujours l’Otan comme le meilleur atout pour assurer la sécurité de l’Europe.
Propos recueillis par Julien Peyron

Le ministre norvégien des Affaires étrangères, Espen Barth Eide, en septembre 2024 à Washington. © Kevin Wolf/AP/SIPA / SIPA / Kevin Wolf/AP/SIPA
L’Europe est-elle condamnée à jouer les spectateurs au moment où l’Amérique et la Russie négocient l’avenir de l’Ukraine ? Les chancelleries européennes avancent en ordre dispersé, entre celles qui veulent bâtir une défense commune, celles qui s’en remettent encore à l’Otan et celles qui se font discrètes sur la question.
La Norvège, non-membre de l’Union européenne (UE), est l’un des membres fondateurs de l’Alliance atlantique. Son ministre des Affaires étrangères, Espen Barth Eide, est un proche de l’ancien secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, tout juste nommé ministre des Finances. Le chef de la diplomatie norvégienne est l’un des principaux acteurs de la conférence sur la sécurité de Munich, ouverte ce vendredi, et qui réunit notamment Volodymyr Zelensky et le vice-président américain J. D. Vance. Il nous a reçus dans son bureau de Victoria Terrasse, qui domine le parc du palais royal d’Oslo, appelant à un renforcement de la défense européenne… au sein de l’Otan.
Le Point : Qu’attendez-vous de la conférence de Munich sur la sécurité alors que Trump et Poutine semblent prêts à négocier à deux l’avenir de l’Europe ?
Espen Barth Eide : Cette année, nous poserons de grandes questions sur l’engagement réel du gouvernement américain envers l’Europe. Ce que diront de nombreux pays, notamment la France, doit être pris très au sérieux. Nous devons à tout prix éviter un nouveau Yalta. Nous ne devons pas faire de concessions à Poutine. Il faut défendre la souveraineté de tous nos pays, y compris celle du royaume du Danemark – qui comprend, je le rappelle, les îles Féroé et le Groenland. Je pense qu’il est très important que tous les Européens se lèvent pour dire cela. Respecter la souveraineté de tous nos pays, c’est la règle de base. C’est le fondement des relations internationales. Nous refusons de faire des cadeaux à Poutine et à ceux qui veulent s’approprier des territoires appartenant à d’autres.
Si la sécurité de l’Europe n’est plus une priorité pour l’Amérique de Trump, l’Otan reste-t-il la meilleure alliance pour assurer la défense de notre continent ?
Je pense que l’Otan demeure l’alliance la plus importante. Nous devons la renforcer et nous devons tendre la main aux nouveaux dirigeants à Washington et leur rappeler pourquoi l’Otan est importante tant pour eux que pour nous. La Norvège ne veut pas d’une défense européenne indépendante, mais nous sommes très favorables à l’utilisation des mécanismes de l’UE pour renforcer le rôle de l’Europe dans l’Otan, qui reste l’élément clé.
La Norvège a une relation ambiguë avec l’UE. Où en est le débat sur l’adhésion de votre pays ?
L’intérêt pour l’UE monte dans le pays, notamment chez les jeunes. Pour certains, cela signifie une adhésion, pour d’autres cela signifie renforcer les liens que nous avons déjà. La question est prégnante, car chaque fois qu’une coalition gouvernementale se disloque en Norvège, cela a un rapport avec l’UE. Ce fut encore le cas le 30 janvier dernier. Les deux principaux partis du pays – le mien, les travaillistes, et les conservateurs – ont toujours été favorables à une adhésion à l’UE. Mais les partis avec lesquels nous devons faire alliance pour gouverner y sont opposés. Il est donc très difficile de réunir une majorité parlementaire favorable à l’adhésion.
La Norvège et la France viennent de signer un accord de coopération en matière de défense. Que prévoit-il ?
Il porte sur des exercices militaires conjoints, de futurs approvisionnements… Nous allons investir massivement dans notre défense, avec un plan sur douze ans qui inclut beaucoup d’acquisitions. La France est un partenaire de défense solide avec une histoire riche, des capacités expéditionnaires reconnues par tous.
La Norvège veut acheter des frégates militaires et la France est sur les rangs. Quel pays sont encore en course ?
Il reste quatre candidats. La France est l’un d’entre eux, mais il y a aussi le Royaume-Uni, l’Allemagne et les États-Unis. Aucun d’entre eux ne représenterait un changement dans notre orientation stratégique car ce sont tous des alliés d’Amérique du Nord et d’Europe. Donc, celui qui livrera le meilleur produit au meilleur prix avec le meilleur accord industriel aura le marché. C’est ce que nous disons aux Français, mais aussi aux Britanniques, aux Allemands et aux Américains.
Votre pays est frontalier de la Russie. Sentez-vous un renforcement de la menace russe dans la région ?
Cette frontière existe depuis longtemps. Pendant la guerre froide, il n’y avait que deux pays de l’Otan qui avaient une frontière avec l’Union soviétique – la Norvège, au nord, et la Turquie, au sud. Personne d’autre. Nous avons toujours réussi à bien gérer cette frontière et nous ne voyons aucun problème bilatéral avec la Russie qui pourrait menacer celle-ci. Sous la présidence de Medvedev, nous avons réussi à régler un très ancien différend concernant des revendications de zones économiques qui se chevauchaient. Cependant, lorsque les tensions augmentent entre l’Est et l’Ouest, nous sommes conscients de l’importance stratégique de cette région, car la capacité de seconde frappe nucléaire la plus importante de la Russie se trouve à proximité de notre territoire, dans la péninsule de Kola.
La Russie a perdu sa grande base de Tartous (Syrie) en Méditerranée, et ses points d’appui en Baltique sont entourés par des pays de l’Otan. Craignez-vous que cette péninsule de Kola devienne encore plus militarisée ?
Il y a trois voies pour naviguer vers l’ouest depuis la Russie. Une est la mer Noire et le Bosphore, où la Turquie a le contrôle. La mer Baltique était soviétique, maintenant c’est complètement l’inverse. Il reste Kola, qui est le meilleur accès libre que la Russie a vers l’ouest. Nous constatons que les forces terrestres russes sont occupées en Ukraine. Ce que nous avons dans notre voisinage, c’est la Marine, la flotte du nord russe et des bombardiers stratégiques. Nos services de renseignement suivent ce qui se passe et nous partageons ces informations avec nos alliés, comme la France et les États-Unis.
Le Svalbard est 100 % norvégien, au même titre qu’Oslo. Notre souveraineté territoriale est reconnue par des traités. S’attaquer au Svalbard, c’est défier l’Otan tout entier. Il y a beaucoup d’autres sujets d’inquiétude, comme les menaces hybrides, les câbles et le cyber, mais une attaque et une occupation, je ne pense pas que ce soit très probable.