June 8, 2025

Maroc-Égypte : une alliance à conforter entre convergences et divergences

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Oscillant entre coopération et rivalité, les relations entre le Maroc et l’Égypte évoluent au gré des dynamiques géopolitiques à l’œuvre, mais aussi des convergences et des divergences de leurs intérêts respectifs. Les enjeux en question sont nombreux : commerce bilatéral, positionnement régional, influence diplomatique, question du Sahara, alliances stratégiques… Rabat et Le Caire doivent donc trouver l’équilibre nécessaire pour établir un partenariat mutuellement bénéfique. Pour y voir plus clair, voici l’analyse de Mohamed Badine El Yattioui, expert en relations internationales et professeur d’études stratégiques.

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Mounia Senhaji

Bien que bonnes dans leur globalité, les relations entre le Maroc et l’Égypte demeurent par moments ambiguës. Elles reposent sur un dosage subtil et complexe de coopération et de rivalité, sur fond d’enjeux géopolitiques régionaux et d’intérêts convergents et divergents. C’est ce qui explique d’ailleurs certaines pratiques commerciales égyptiennes que l’on juge du côté de Rabat comme peu loyales. C’est ce qui explique aussi la tiédeur parfois de la position égyptienne s’agissant de la question de l’intégrité territoriale du Maroc. Mais visiblement, tout cela est en train de changer. Rabat et Le Caire ont désamorcé début mars 2025 une crise commerciale sourde, l’Égypte ayant accepté de mettre en place un «Fast Track» pour faciliter et accélérer l’accès des exportations marocaines. Puis, il y a eu, plus récemment, le message écrit du Président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi à Sa Majesté le Roi Mohammed VI. Compte tenu du climat amical qui a marqué la visite au Maroc du ministre des Affaires étrangères égyptien, Dr Badr Abdel Aaty (porteur du message présidentiel), tout porte à croire que les deux pays amorcent un tournant dans leurs relations. C’est ce que conforte d’ailleurs l’analyse de Mohamed Badine El Yattioui, expert en relations internationales et professeur d’études stratégiques, qui décrypte pour «Le Matin» les enjeux et les ambitions qui se cachent derrière cette missive.

Une nouvelle ère de coopération, avec des ambitions régionales fortes

«Ce que l’on peut lire entre les lignes de ce message, c’est qu’il existe clairement une volonté de la part du Président Sissi de renforcer la relation bilatérale», affirme d’emblée M. El Yattioui, soulignant que cette volonté intervient après «des hauts et des bas» qui ont marqué les relations entre les deux pays, notamment dans la période précédant le retour du Maroc à l’Union africaine en 2017. Des tensions, tant politiques que commerciales, avaient alors marqué les relations bilatérales, le Maroc percevant certains accords comme défavorables pour son économie.

Aujourd’hui, le ton a changé. «Il y a une volonté, tant sur le plan politique que stratégique, d’apaiser les relations», analyse M. El Yattioui. L’un des signes forts de ce rapprochement selon lui est la position claire, bien que neutre, de l’Égypte, s’agissant des intégrités territoriales des États : «Dans une déclaration à la presse à l’issue de sa rencontre avec Nasser Bourita, Dr Badr Abdel Aaty a souligné que les positions qui régissent la politique étrangère de l’Égypte consistent en la préservation de la souveraineté des États et de leur intégrité territoriale, la non-ingérence dans les affaires intérieures des pays et l’action pour la réalisation du développement économique des peuples». Sur le plan économique, l’expert met en avant la mise en place d’un «comité de suivi et de coordination» par le haut comité présidé par les deux Chefs d’État, autre signe de cette volonté de resserrer les liens entre les deux pays. Ce comité, impliquant les ministres sectoriels des deux pays, a pour objectif d’établir un partenariat stratégique solide et concret, comme cela a été proclamé et souhaité par les deux nations.

M. El Yattioui perçoit également une volonté égyptienne de s’affirmer en tant qu’acteur clé dans la région, mais en partenariat avec le Maroc. Les deux pays partagent des espaces stratégiques : «arabe, africain et méditerranéen», et occupent chacun une position de leadership dans leurs zones géographiques respectives, avec le Maroc, tourné vers l’Atlantique Nord, les États-Unis, l’Union européenne et l’Amérique du Sud, et l’Égypte, pivot en Afrique de l’Est, au Moyen-Orient et en Méditerranée orientale.«Dans un contexte de recomposition économique mondiale, ces deux espaces ont besoin, en quelque sorte, de s’interconnecter dans les années à venir», estime M. El Yattioui. L’adhésion de l’Égypte aux BRICS et les relations stratégiques du Maroc avec plusieurs pays d’Afrique de l’Est, dont l’Éthiopie, où des tensions existent avec l’Égypte, soulignent l’importance de cette coopération.

Ces dynamiques révèlent, selon l’expert, «une volonté commune de renforcer la cohésion entre l’Afrique, le Moyen-Orient, la Méditerranée et le monde arabe, tout en développant des partenariats solides pour bâtir un avenir économique et stratégique partagé». Le message du Président égyptien pourrait donc marquer le début d’une nouvelle ère de coopération entre l’Égypte et le Maroc, avec des ambitions régionales fortes. Mais pour y parvenir, il faudra surmonter les divergences et consolider les convergences.

Une convergence croissante sur plusieurs fronts, malgré quelques nuances

À cet égard, Mohamed Badine El Yattioui met en lumière plusieurs points de convergence importants entre les deux poids lourds du monde arabe et africain. «Les points de convergence sont nombreux», affirme-t-il. Le premier d’entre eux concerne la question palestinienne. «La solution à deux États, la condamnation des agressions répétées à Gaza… la position commune sur le dossier palestinien constitue un point de convergence fort et un socle important pour une coopération plus large», estime-t-il. Au-delà de la question palestinienne, l’expert met en avant une volonté partagée de renforcer la coopération régionale. «Il y a aussi cette volonté de créer un espace méditerranéen beaucoup plus renforcé, beaucoup plus développé d’un point de vue commercial, culturel… comme je l’ai déjà mentionné. Cela fait partie des éléments de convergence entre le Maroc et l’Égypte», explique M. El Yattioui. Cette ambition commune de dynamiser la Méditerranée offre des perspectives intéressantes pour les échanges multisectoriels.
La coopération sécuritaire est également un pilier important de cette relation. «La coopération sécuritaire est très importante, en particulier la collaboration entre les services de renseignement des deux pays dans la lutte contre le terrorisme», souligne l’expert. La résolution du conflit libyen apparaît comme un autre point de convergence majeur. «On observe une véritable convergence de vues sur ce sujet. D’ailleurs, le ministre égyptien a clairement déclaré que l’accord de Skhirate était une base sérieuse pour entamer les négociations», indique l’expert. Cette convergence de vues est d’autant plus importante que l’Égypte partage une frontière avec la Libye, pays en proie à une instabilité préoccupante.

Des divergences persistantes malgré le rapprochement timide

Si le Maroc et l’Égypte affichent une volonté de coopération accrue, les relations entre les deux pays sont loin d’être exemptes de tensions. Des points de divergence persistent et pourraient même s’accentuer, selon Mohamed Badine El Yattioui. «Les relations entre deux pays ont connu, non pas forcément des crises majeures, mais des périodes de tensions ou d’incompréhensions, notamment sur le plan économique et commercial», explique-t-il. L’accord d’Agadir et sa mise en œuvre sont ainsi cités comme un sujet sensible. Mais c’est surtout la question du Sahara marocain qui constitue un véritable point de friction.

L’expert met en lumière la complexité des relations, souvent influencées par des dynamiques régionales. «Bien souvent, les relations entre l’Égypte et le Maroc sont influencées par des enjeux plus larges, avec souvent en toile de fond des pressions exercées depuis Alger à l’encontre d’autres pays, en particulier sur la question du Sahara. L’Égypte est donc tentée de tirer profit du conflit maroco-algérien pour obtenir des avantages sur le volet énergétique», analyse-t-il.

Au-delà du Sahara, d’autres sujets de divergence existent. La question de partage des ressources hydriques entre l’Égypte et l’Éthiopie est un facteur de tension avec le Maroc, qui ne cesse de développer ses relations avec Addis Abeba. «Les tensions entre l’Égypte et l’Éthiopie concernant la gestion de l’eau et le stress hydrique sont très préoccupantes», souligne M. El Yattioui. Ce dernier rappelle que le Maroc, qui s’est rapproché de l’Éthiopie ces dernières années, pourrait se trouver dans une position délicate, car L’Égypte espère un soutien marocain en cas de tension avec l’Éthiopie.

L’expert anticipe également de nouvelles tensions potentielles. «Il risque d’y avoir une divergence au sujet du siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU destiné à l’Afrique», pronostique-t-il. La possible attribution d’un siège africain, avec ou sans droit de veto, pourrait entraîner une compétition frontale entre le Maroc et l’Égypte. Mais le point de divergence majeur qui persiste est la question de l’exclusion de la prétendue Rasd de l’Union africaine. «Il y a quelques années, juste avant le retour du Maroc à l’UA, 28 États avait demandé l’exclusion de la “Rasd”. L’Égypte ne faisait pas partie des signataires», rappelle M. El Yattioui.

Quelles pistes pour un rapprochement stratégique ?

On l’aura compris, le rapprochement entre le Maroc et l’Égypte est crucial pour la stabilité et le développement de la région. Une clarification de la position égyptienne sur le Sahara marocain, une coopération économique renforcée et le développement de nouveaux secteurs d’activité sont autant de pistes d’action à explorer pour consolider des relations stratégiques et durables, indique M. El Yattioui. «Je pense qu’il est essentiel, conformément aux propos du Souverain lors du discours du Trône de 2023, que tous les pays clarifient leur position sur la marocanité du Sahara, y compris l’Égypte. Une telle démarche permettra de dissiper les motifs de tension entre les deux pays et de créer un climat propice à une coopération stratégique dans de nombreux domaines», soutient-il.
Cette clarification, au-delà de simples déclarations, devrait impliquer notamment la volonté d’exclure la prétendue rasd de l’UA. «En tant que puissance majeure sur la scène africaine, l’Égypte enverrait un message fort en se joignant aux États qui soutiennent l’exclusion de la prétendue Rasd», avance M. El Yattioui, ajoutant que l’ouverture d’un consulat égyptien à Laâyoune serait également un geste symbolique fort qui suivrait l’exemple des Émirats arabes unis.