June 8, 2025

« L’Europe pourrait être engloutie dans la rivalité économique entre la Chine et les Etats-Unis »

Le Monde

Les nouveaux droits de douane américains sur les véhicules électriques chinois marquent un tournant dans la fragmentation des échanges commerciaux, estime l’économiste Agathe Demarais.

Propos recueillis par 

ArAgathe Demarais, directrice de travaux en géo-économie du Conseil européen pour les relations internationales, en mai 2024, à Paris.

Les droits de douane de 100 % sur les véhicules électriques chinois, annoncés le 14 mai par Joe Biden, marquent un tournant dans l’escalade protectionniste entre les Etats-Unis et la Chine, explique Agathe Demarais, qui dirige les travaux en géo-économie du Conseil européen pour les relations internationales. Elle souligne que l’Europe pourrait être la perdante du conflit économique qui se dessine.

Quels effets auront les nouvelles mesures américaines visant les véhicules électriques, batteries et équipements pour panneaux solaires chinois ?

Ces annonces marquent un vrai tournant. Jusqu’ici, la stratégie des Etats-Unis était de réduire leur dépendance économique à l’égard de la Chine et de ne pas alimenter les progrès de Pékin en matière militaire. Pour cela, ils privilégiaient les sanctions – par exemple contre des entités liées à l’armée chinoise – et le contrôle des exportations de technologies de pointe, comme les semi-conducteurs.

Vu de la Chine, qui exporte en masse ses produits vers le reste du monde, ce tournant est préoccupant, car c’est la première fois que les Etats-Unis restreignent à ce point l’accès à leur marché aux entreprises chinoises, et peut-être pas la dernière. Surtout si les Européens imposent à leur tour des tarifs douaniers sur leurs véhicules électriques – les inquiétudes de Pékin augmenteront encore.

Quelles sont les conséquences pour les consommateurs ?

Ces tarifs douaniers visent à protéger les producteurs de la concurrence chinoise sur le long terme et à permettre le développement des industries vertes américaines, par ailleurs soutenues par les investissements massifs de l’Inflation Reduction Act. Pour les consommateurs, la hausse des tarifs douaniers se traduit mécaniquement par une hausse des prix. Ce sera cependant peu douloureux pour les véhicules électriques chinois, car les Américains en achètent peu. Ce le sera beaucoup plus pour les batteries, car la Chine en fournit environ 70 % au marché américain.

La mondialisation libérale a beaucoup pénalisé certaines industries aux Etats-Unis et en Europe, ces dernières décennies. Ces mesures protectionnistes vont-elles y soutenir la réindustrialisation ?

Ce n’est pas simple, notamment en Europe. Fabriquer en France avec des normes respectueuses de l’environnement et des salaires plus élevés qu’en Chine ou dans les pays émergents exige de gros investissements et engendrera nécessairement, là encore, un surcoût pour les consommateurs. Il s’agit d’un choix qui ne relève pas seulement de logiques économiques, mais aussi de considérations de société et de sécurité. De plus, concevoir des produits de haute technologie comme les semi-conducteurs en Europe ne va pas de soi, car la main-d’œuvre qualifiée et les compétences sont à Taïwan ou en Corée du Sud.

La pandémie de Covid-19 a déclenché une reconfiguration des chaînes de production mondiales. Assiste-t-on à un découplage avec la Chine ?

Ce terme était très utilisé il y a encore un an aux Etats-Unis, mais plus aujourd’hui. Et pour cause : un découplage total n’est pas possible, compte tenu de l’importance de la Chine dans les chaînes de production manufacturières. Désormais, on parle plutôt de « de-risking », à savoir la réduction des dépendances économiques vis-à-vis de l’empire du Milieu dans les secteurs stratégiques, tels que les masques, les produits nécessaires à la transition énergétique ou les médicaments. Pour cela, les entreprises américaines diversifient les sources d’approvisionnement et les fournisseurs dans d’autres pays.

L’Union européenne évoque également le « de-risking », mais elle est dans une position plus délicate. Ses membres ne parlent pas d’une voix commune sur la stratégie à adopter. Surtout, elle est bien plus dépendante de la Chine, qui représente 20 % de ses importations, que les Etats-Unis.

Mais la Chine, qui inonde le monde de ses produits, n’a pas intérêt à réduire ses liens commerciaux avec les Occidentaux…

Quand les pays occidentaux diversifient leurs sources d’importation, la Chine, elle, diversifie ses marchés à l’export. Depuis environ deux ans, la part des exportations chinoises destinée aux marchés occidentaux diminue, tandis que celles à destination des pays en voie de développement augmentent. La tendance est nette. L’économie mondiale se fragmente.

Qu’est-ce que cela signifie ?

Une logique de blocs émerge, avec, d’un côté, le bloc occidental autour des Etats-Unis et, de l’autre, celui autour de la Chine. Cela remet en cause les fondements du libre-échange, à savoir celui des avantages comparatifs, où chaque pays produit ce pour quoi il est plus compétitif par rapport aux autres.

Désormais, d’autres considérations entrent en jeu, telles que le lien entre l’économie et la sécurité nationale : l’idée est de ne plus laisser la Chine ou l’Inde produire l’immense majorité de certains biens considérés comme cruciaux, tels que les médicaments.

Quelle voie peut trouver l’Union européenne (UE), qui s’est construite sur le libre-échange, face à cette montée des protectionnismes ?

Les Etats-Unis misent sur l’innovation et bénéficient de leur prééminence dans la finance mondiale. La Chine est une puissance manufacturière de premier plan. L’UE, elle, veut s’ériger en modèle normatif : elle défend les règles du multilatéralisme, par exemple vis-à-vis de l’OMC, et produit des standards technologiques et écologiques.

Ce choix s’inscrit en décalage par rapport à ceux de Washington et de Pékin. L’Europe pourrait être engloutie dans la rivalité entre ces deux superpuissances économiques. Pour l’éviter, elle doit faire entendre sa voix et défendre son modèle. La réponse passera peut-être par les liens qu’elle peut nouer avec les pays émergents. Dans le conflit économique qui se dessine, ils seront les arbitres.

Vous pensez au Sud global ?

Cette expression n’a guère de sens. Il n’existe pas de bloc homogène face aux Occidentaux et à la Chine. Les pays émergents adoptent aujourd’hui des logiques pragmatiques et au cas par cas, en fonction de leurs intérêts. Certains suivent Pékin pour les projets d’investissement. Mais, sur d’autres sujets, ils préfèrent continuer de faire des affaires avec leurs partenaires traditionnels.

Au reste, si le ressentiment des émergents contre les pays occidentaux est fort, beaucoup de ceux qui ont fait affaire avec la Chine s’en mordent les doigts aujourd’hui, à l’exemple du Sri Lanka, de la Zambie ou du Pakistan. La Chine investit localement dans des projets de qualité parfois douteuse, en amenant sa propre main-d’œuvre, sans que le bénéfice pour l’économie concernée soit toujours évident.

Qui seront les gagnants de cette logique de blocs ?

Les pays émergents pourront en tirer parti. A commencer par les producteurs de matières premières et de minerais indispensables à la transition énergétique, aujourd’hui courtisés par l’ensemble des entreprises, comme l’Indonésie, le Brésil, le Chili, l’Argentine, la République démocratique du Congo ou la Turquie.

Les pays « connecteurs » seront également gagnants, comme le Mexique et le Vietnam notamment, qui deviennent des « hubs » pour la réexportation de produits en provenance de Chine vers les pays occidentaux. Cette situation a un effet notable : sur le papier, le transit des flux commerciaux laisse penser que les Etats-Unis ou l’Europe « de-riskent » bien leurs relations avec la Chine, alors que tel n’est pas forcément le cas.

Enfin, les régions qui tentent de se positionner comme de nouveaux « hubs » manufacturiers en profiteront sur le long terme. Comme l’Inde, qui exporte aujourd’hui des services mais aspire à devenir une alternative à la Chine en développant un secteur technologique de premier plan.

Les sanctions financières américaines, notamment contre l’Iran et la Russie, se sont intensifiées ces dernières années. Comment alimentent elles la fragmentation du globe ?

Les pays craignant d’être un jour la cible de ces sanctions, parce qu’ils ont des relations difficiles avec les Etats-Unis ou l’Europe, déploient des mécanismes pour s’en protéger préventivement.

C’est notamment le cas de la Chine, qui pour cela réduit son usage du dollar : la moitié de son commerce transfrontalier est aujourd’hui réalisée en renminbis, alors que cette part était quasiment nulle en 2010. Pékin a également créé une devise digitale, le e-yuan (yuan numérique), ainsi que CIPS, une alternative à Swift, ce carnet d’adresses des banques internationales indispensable pour permettre les flux financiers. CIPS connecte déjà plus de 1 300 banques dans le monde, dont toutes les banques européennes et la plupart des banques américaines. Si un jour la Chine était coupée de Swift – par exemple, si elle envahissait Taïwan –, elle pourrait tout de même continuer à faire du commerce.

A elles seules, ces mesures ne suffisent pas à affaiblir les sanctions. Mais, mises bout à bout, elles sont susceptibles de dégrader progressivement leur efficacité.

Les sanctions contre la Russie n’ont pas interrompu l’invasion de l’Ukraine, ni découragé Vladimir Poutine. Sont-elles insuffisantes ?

Soyons clairs : l’objectif des sanctions n’a jamais été d’arrêter le conflit, ni de précipiter un changement de régime à Moscou ou de provoquer un effondrement économique de la Russie. Leur but est d’amoindrir la capacité de la Russie à faire la guerre. De mettre du sable dans les rouages, notamment dans les financements du conflit. A cet égard, l’embargo européen sur les importations de pétrole russe a un impact important : la Russie exporte certes son pétrole vers l’Inde, mais cela lui coûte plus cher en frais de transport, et New Delhi négocie des rabais.

La situation est probablement encore plus inquiétante pour Gazprom, le géant russe du gaz : l’entreprise a enregistré une perte de 6,4 milliards de dollars l’an dernier. Or cette entreprise fournissait jusqu’à récemment 10 % des recettes budgétaires de Moscou. Dans ce cas, c’est la décision de Moscou de couper le robinet du gaz à l’Europe qui se retourne aujourd’hui contre le Kremlin.

La logique est la même pour le contrôle des exportations de technologies avancées. Les importations russes de produits de très haute technologie ont diminué de 30 % à 40 % en 2023 par rapport au niveau d’avant-guerre : certes, ce n’est pas assez, mais c’est déjà beaucoup.

L’idée que les liens commerciaux limitent les risques de conflits armés semble battue en brèche. Ce monde plus fragmenté est-il plus dangereux ?

C’est une question complexe. Les échanges économiques sont les garants de l’efficacité des sanctions qui peuvent peser sur la capacité d’un pays à faire la guerre. En ce sens, les flux commerciaux peuvent avoir un effet protecteur contre les conflits armés.

Mais cela ne suffit pas à empêcher la guerre lorsqu’un pays est déterminé à déclencher un conflit pour des raisons qu’il estime existentielles. C’est le cas de la Russie avec l’Ukraine, et de la Chine avec Taïwan, même si ces raisonnements sont évidemment faux. Dans ce type d’exemples, les analyses économiques pragmatiques n’ont que peu de prise.