L’Europe est au carrefour de toutes les fractures du monde contemporain
Pour le chef économiste de Coface, Jean-Christophe Caffet, l’UE qui « n’a jamais vraiment pesé sur le plan géopolitique » se périphérise sur le plan économique. Elle est aussi « soumise à d’importantes forces centrifuges qui poussent à la fragmentation ».

Par Guillaume de Calignon, Richard Hiault Les Echos
A quelques jours de l’entrée de Donald Trump à la Maison-Blanche, Jean-Christophe Caffet, le chef économiste de Coface, livre son analyse des risques pour l’économie mondiale. Les pays émergents, qui font face à une hausse des taux longs, « pourraient connaître de fortes turbulences », estime l’économiste. Quant à l’Europe, elle doit se réformer si « elle ne veut pas être la grande perdante de la reconfiguration actuelle et se trouver définitivement marginalisée », pointe-t-il.
L’arrivée de Trump à la Maison-Blanche met-elle en péril l’économie mondiale ?
L’élection de Trump met en péril bon nombre de choses, à commencer par le climat, les équilibres géostratégiques et la stabilité internationale. La constance n’étant pas la première de ses vertus, personne ne peut dire ce qu’il va faire concrètement, ni quand ni comment. D’une certaine manière, nous sommes sortis de l’incertitude pour plonger dans l’inconnu.
Parmi ses priorités figurent la prolongation des baisses d’impôts décidées lors de son premier mandat et la dérégulation de l’économie, en particulier dans le secteur de l’énergie. Ceci serait a priori favorable à la croissance américaine, au moins à court terme. La politique commerciale, notamment la hausse des droits de douane, dépendra pour sa part des objectifs poursuivis en matière de politique étrangère, dont elle est devenue un instrument préé
Avec la réduction des flux migratoires, il s’agit là de pans entiers du programme du président élu potentiellement néfastes à l’économie américaine, pour laquelle il est donc un peu difficile de se prononcer dès à présent. Pour le reste du monde en revanche, les effets négatifs d’une telle politique ne font pas de doute.
Avec la hausse du dollar et des taux longs américains, les pays émergents ne sont-ils pas d’ores et déjà les premiers perdants de l’élection de Trump ?
L’appréciation du dollar et la hausse des rendements américains participent d’un durcissement des conditions financières d’ores et déjà ressenti par nombre de pays émergents, mais pas seulement. Les plus endettés d’entre eux, ou ceux présentant de forts déséquilibres externes, sont en première ligne et pourraient connaître de fortes turbulences – quand ce n’est pas déjà le cas. La liste est longue des pays concernés : Laos, Mongolie, Equateur, Bolivie, Egypte, Tunisie, ainsi qu’un bon nombre de pays d’Afrique subsaharienne…
La Chine s’est-elle résolument engagée dans un affaiblissement du yuan pour maintenir ses parts de marché aux Etats-Unis et les accroître en Europe ?
Non, pas pour l’instant, mais c’est effectivement un risque que la guerre commerciale, si guerre commerciale il y a, dégénère en guerre des changes. Pour l’heure, les autorités chinoises sont surtout dans l’attente de voir ce que la nouvelle administration américaine va faire, Trump s’étant jusqu’à présent focalisé, dans ses déclarations, sur ses alliés.
Je ne crois pas que la solution pour la Chine passe par un affaiblissement de sa monnaie ou par des représailles commerciales.
Cela étant dit, je ne crois pas que la solution pour la Chine passe par un affaiblissement de sa monnaie ou par des représailles commerciales – qu’elle fera, si elle y est contrainte. Sortir de l’ornière déflationniste dans laquelle elle est empêtrée passe plutôt par le soutien de sa demande intérieure, notamment celle des ménages dont le taux d’épargne reste extraordinairement élevé, supérieur à un tiers de leur revenu. Cela suppose des réformes de structure, notamment en matière de protection sociale, plutôt que des subventions à la consommation.
Les débats actuels sur l’opportunité d’un nouveau stimulus budgétaire me paraissent à vrai dire un peu surfaits. Peut-être peut-on en attendre quelques dixièmes de points de croissance à court terme mais, plus fondamentalement, ça ne sert pas à grand-chose de rajouter du carburant quand c’est le moteur qu’il faut changer.

Dans la reconfiguration géopolitique et économique mondiale, l’Union européenne (UE) ne risque-t-elle pas d’être marginalisée ?
L’UE, en tant qu’organisation régionale, n’a jamais vraiment pesé sur le plan géopolitique. Sur le plan économique, elle se périphérise, ce qui ne date pas d’hier mais tend à s’accélérer. Les rapports Draghi et Letta l’ont confirmé, il est urgent d’enrayer le déclin et de mettre en oeuvre les remèdes dont on parle depuis au moins vingt-cinq ans et la définition de la stratégie de Lisbonne.
L’Europe dispose d’un atout, son épargne, avec des excédents courants proches de 3 points de PIB, soit 400 milliards d’euros.
Le renforcement des moyens, leur mutualisation, ainsi que l’achèvement du marché unique restent plus que jamais d’actualité si l’Europe ne veut pas être la grande perdante de la reconfiguration actuelle et se trouver définitivement marginalisée. L’Europe dispose pour ce faire d’un (dernier) atout, son épargne, avec des excédents courants proches de 3 points de PIB, soit 400 milliards d’euros. Une épargne qui doit être mobilisée pour investir sur le sol européen, et canalisée vers la recherche, l’éducation et les secteurs industriels d’avenir.
De quels maux souffre l’Europe ?
Ils sont nombreux et ont fait l’objet d’un nouveau recensement exhaustif dans le rapport Draghi, entre autres. Vieillissement démographique, vulnérabilité énergétique, dépendance technologique (numérique), réglementation pléthorique… sont autant de handicaps structurels à surmonter pour redresser la productivité et enrayer le déclin. L’un des autres maux de l’Europe, insuffisamment souligné à mon sens, est d’ailleurs la propension de ses dirigeants à commander des rapports dont les conclusions restent souvent lettre morte alors même qu’elles font l’objet d’un consensus quasi unanime.
Plus généralement, ou fondamentalement, l’Europe souffre d’un défaut de conception : initialement pensée comme un marché de production, elle a été construite comme un marché de consommation. Depuis, elle est devenue un marché de prédation, peinant jusqu’à récemment à se protéger au nom de l’intérêt, sacralisé, du consommateur. C’est là le péché originel qui explique par exemple qu’après avoir été à l’avant-garde sur les technologies d’énergie solaire, nous ayons abandonné la production de panneaux photovoltaïques à la Chine qui inonde désormais le marché européen, et mondial.
Le modèle européen d’un commerce ouvert et libre échangiste n’est-il pas dépassé ?
Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. L’Europe doit continuer de promouvoir le libre-échange. Mais il ne suffit pas qu’il soit libre, il faut aussi que cet échange soit juste. Dit autrement, il ne faut pas fermer les yeux par idéologie, ou naïveté. Encore moins, pour reprendre une formule d’une ancienne commissaire européenne à la Concurrence, par « cupidité ». Car les bénéfices attendus à court terme pour le consommateur via les effets désinflationnistes de l’ouverture à la concurrence internationale finissent inévitablement par se payer en termes d’emplois et de production si cette concurrence est déloyale. En clair, il faut remettre le producteur au centre du jeu, d’autant que le recours à l’endettement public « compensatoire » a atteint ses limites…
L’Europe doit donc elle aussi relever les droits de douane ?
Il faut à tout prix éviter un embrasement général car une guerre commerciale est un jeu à somme négative. Grande puissance exportatrice, l’Europe n’a évidemment rien à y gagner. Des droits de douane, ou des barrières non tarifaires, peuvent en revanche se justifier pour protéger de la concurrence étrangère des industries naissantes, en particulier dans des secteurs stratégiques. La difficulté étant de définir précisément ce qu’est une industrie naissante et un secteur stratégique, on se souvient du débat sur les masques chirurgicaux et le paracétamol en France en 2020…
Pour le secteur automobile européen, j’ai bien peur que la hausse des droits de douane intervenue cet été ne mène nulle part, compte tenu de l’avance prise par la Chine.
Pour le secteur automobile européen, j’ai bien peur que la hausse des droits de douane intervenue cet été ne mène nulle part, compte tenu de l’avance prise par la Chine à la fois en termes de technologie et de capacités de production pour les véhicules électriques. Le risque existe que l’Europe rate à la fois son objectif de neutralité carbone – les transports représentent plus de 40 % de ses émissions de CO2 liées à la consommation d’énergie finale – et celui de préservation de sa filière automobile – qui représente plus de 10 millions d’emplois. Accepter, voire encourager, l’implantation de constructeurs chinois sur le sol européen me paraît dès lors souhaitable, sinon inévitable.
Comment l’Union européenne peut-elle répondre à Trump ?
Si Trump fait ce qu’il dit, l’Europe va non seulement être directement ciblée par des tarifs douaniers, mais également devoir gérer les externalités du conflit opposant les Etats-Unis à la Chine. Ce n’est donc pas entre deux, mais entre trois feux, qu’elle se retrouve potentiellement piégée.
Dans ce contexte, acheter davantage de produits américains, au-delà bien sûr du seul gaz naturel liquéfié (GNL) dont on ne peut d’ores et déjà plus se passer – je ne pense pas que Trump l’ignore – ne me paraît pas complètement absurde. Cela suffira-t-il ? Pas sûr compte de tenu de la versatilité du Président élu et de sa propension à faire monter les enchères – on l’a vu encore récemment avec ses exigences pour l’Otan – mais nous n’avons malheureusement pas vraiment le choix.
Vous paraissez très pessimiste ?
Je ne vois pas vraiment comment on peut être optimiste, sauf à refuser de voir ce qui est concrètement en train de se passer. L’Europe est au carrefour de toutes les fractures du monde contemporain, et soumise à d’importantes forces centrifuges qui poussent à la fragmentation.
La fragmentation financière héritée de la crise de 2009 n’est pas complètement résolue, comme le montre la persistance des écarts de taux d’intérêt entre les pays de la zone euro.
Sur le plan géopolitique tout d’abord, avec un conflit sur son propre sol. La fragmentation financière héritée de la crise de 2009 n’est pas non plus complètement résolue, comme le montre la persistance des écarts de taux d’intérêt entre les pays de la zone euro. La fragmentation énergétique, passée relativement inaperçue jusqu’à présent, n’est pas non plus sans effet sur l’allocation des ressources : au-delà de la cherté relative de l’énergie en Europe, les entreprises allemandes ou italiennes payent leur électricité 60 à 70 % plus cher que leurs homologues espagnoles.
Sans investissements massifs dans les interconnexions, la situation ne pourra qu’empirer avec l’électrification des usages. Or il n’y a pas d’institution pour adresser ce type de fragmentation dans l’UE, qui reste aussi confrontée, ce n’est pas nouveau, à une fragmentation réglementaire importante – au-delà du fardeau pointé par le rapport Draghi. Enfin, ce n’est pas vraiment nouveau non plus, la fracture est également sociale et politique, comme l’ont montré les résultats des dernières élections. Et c’est peut-être cela qui est le plus inquiétant.
Par fracturation sociale, vous entendez croissance des inégalités ?
Dans la plupart des pays avancés, un sentiment d’appauvrissement relatif, de déclassement, nourrit les inquiétudes d’une bonne partie de la population, le rejet des élites et, souvent, une forme de nihilisme. Mais ce n’est pas la seule raison. En termes de justice sociale, si l’on retient pour critère la condition des plus défavorisés, la situation ne s’est pas dégradée sur la période récente.
Cela ne veut pas dire que les inégalités de revenu et de patrimoine ne sont pas un sujet, alors que la fortune des 1 % les plus riches s’est envolée ces dernières années. Compte tenu de l’accroissement à venir de l’intensité capitalistique de l’économie (robotisation, intelligence artificielle…) et de la concentration actuelle du capital, la cohésion sociale risque d’être encore davantage menacée par une distribution du revenu certes justifiée d’un point de vue macroéconomique, mais de plus en plus inégalitaire.
Le léger sursaut de l’inflation en zone euro en décembre est-il de nature à remettre en cause l’assouplissement monétaire de la BCE ?
Non. Les derniers chiffres ne remettent en cause ni le processus de désinflation, qui passe par la baisse des marges des entreprises en Europe, ni la dégradation des perspectives d’activité et d’emploi, comme en témoigne la multiplication des plans de licenciements et des défaillances d’entreprises. La BCE continuera donc d’assouplir sa politique monétaire, vraisemblablement dans les mêmes proportions que l’an dernier. Une baisse de 100 points de base amenant le taux de dépôt à 2 % en fin d’année paraît plutôt raisonnable, nous sommes en ligne avec les anticipations du marché sur ce point. Sauf si, bien sûr, les risques, tous baissiers, venaient à se matérialiser.
Les taux d’intérêt à long terme se situent à des niveaux assez élevés alors que les dettes publiques ont grimpé. Redoutez-vous une nouvelle crise des dettes souveraines ?
C’est effectivement l’un des principaux risques, que l’élection de Trump a renforcé. Ce qui se passe actuellement sur les marchés de taux est à cet égard assez parlant, les taux américains entraînant dans leur sillage leurs homologues des pays avancés. L’instabilité politique dans de nombreux pays européens incite par ailleurs à la plus grande prudence. Néanmoins, les leçons du passé ont été tirées et les grandes banques centrales n’hésiteraient certainement pas à réintervenir si les conditions l’exigeaient – avec ou sans conditionnalité. En revanche, pour certains pays émergents, notamment parmi les moins avancés, ce durcissement des conditions financières n’augure vraiment rien de bon.
Guillaume de Calignon et Richard Hiault