June 8, 2025

L’Ethiopie, espoir déçu de l’Occident en Afrique de l’Est

Le Monde 

Miné par les conflits et loin de réaliser son plein potentiel économique, le pays est éclipsé par le Kenya, qui sert notamment de relais des intérêts américains en Afrique.

L’étiquette de « lion africain » lui a longtemps collé à la peau. L’Ethiopie était programmée pour devenir le futur géant économique du continent à la faveur d’un développement à la chinoise, fait d’industrialisation centralisée menée tambour battant sous l’impulsion d’un gouvernement autoritaire. Une décennie plus tard, le pays de 120 millions d’habitants – le deuxième le plus peuplé d’Afrique – a manqué ce décollage annoncé.

Les prévisions de croissance, qui s’écrivaient autrefois systématiquement à deux chiffres, laissant entrevoir une irrésistible ascension, font désormais pâle figure en comparaison (6,1 % en 2023, pour une croissance démographique de 2,5 % en 2022). Son modèle économique prometteur s’est progressivement dissous dans de violents conflits – la guerre du Tigré (2020-2022) – et des crises politiques sans fin. Au point de déclasser ce géant qu’est l’Ethiopie aux yeux des investisseurs étrangers et des partenaires occidentaux.

Ironie du sort, c’est lorsque Addis-Abeba se trouvait aux mains du régime marxiste-léniniste du premier ministre Meles Zenawi (1991-2012) que Washington en avait fait son partenaire incontournable dans la Corne de l’Afrique – en raison de son combat contre le terrorisme islamiste en Somalie. Malgré les espoirs suscités par l’arrivée au pouvoir, en 2018, d’Abiy Ahmed, chantre du libéralisme auréolé du prix Nobel de la paix, les alliés occidentaux ont délaissé un pays qui s’est fragmenté au moment de la guerre du Tigré.

Cette guerre civile, l’une des plus violentes du XXIe siècle, a fait 600 000 morts, estime l’Union africaine, et a occasionné l’équivalent de 28 milliards de dollars (26,2 milliards d’euros) de dégâts. La suite n’est guère plus enviable ; deux guérillas nationalistes paralysent les principales régions (Oromia et Amhara), où les enlèvements deviennent monnaie courante.

« Luttes intestines »

Si les économistes lui prédisaient un développement similaire à celui du Rwanda, ils assistent désormais au délitement de l’Ethiopie. « En théorie, la démographie éthiopienne devait lui assurer un avenir industriel prospère, souligne Macharia Munene, professeur à l’université USIU-Africa, à Nairobi. Mais les luttes intestines, la rivalité avec le voisin érythréen et la déliquescence de l’administration ont gâché ce potentiel. »

Imprévisible, l’Ethiopie l’est autant que son dirigeant, Abiy Ahmed, trop vite célébré à l’étranger alors que cet ancien faucon – chef des renseignements et colonel de l’armée – exerce le pouvoir de manière brutale. Le premier ministre éthiopien a récemment créé un deuxième foyer de tension, en voulant annexer une partie de la côte somalienne pour y installer une base militaire sur la mer Rouge.

Les négociations de paix de la guerre du Tigré ou l’actuelle médiation entre Mogadiscio et Addis-Abeba se tiennent au Kenya voisin, plus que jamais considéré comme un pôle de stabilité en Afrique de l’Est. La visite d’Etat du président kényan, William Ruto, à Washington, en mai, a entériné ce rôle ; Joe Biden a désigné le Kenya comme un « allié majeur non membre de l’OTAN », le premier pays d’Afrique subsaharienne à bénéficier de ce statut.

« Les Etats-Unis espèrent que le Kenya pourra combler le vide de leadership créé par les luttes internes de l’Ethiopie, la disgrâce du président ougandais, Yoweri Museveni, et les tensions entre le Rwanda et la République démocratique du Congo », écrit Fergus Kell, spécialiste de l’Afrique au sein du cercle de réflexion Chatham House. L’Etat failli en Somalie et la guerre civile au Soudan font de la Corne de l’Afrique une poudrière où Nairobi émerge comme l’unique démocratie libérale.

Nairobi chantre de la croissance verte

« Washington est en perte de vitesse en Afrique et veut montrer qu’il compte encore des alliés sur le continent », affirme Murithi Mutiga, directeur Afrique de l’International Crisis Group. Les Etats-Unis renforcent leur partenariat avec le Kenya à l’heure où Nairobi consent à diriger la mission internationale en Haïti sur demande américaine, et que le pays s’aligne sur les résolutions onusiennes soutenant l’Ukraine et Israël.

« Le Kenya voit les Etats-Unis comme un allié pour son propre redressement économique », continue l’analyste. A Nairobi, le danger du surendettement guette, et William Ruto compte sur cette proximité pour obtenir des mesures d’allégement de sa dette. Il se fait habilement le chantre de la croissance verte, s’attirant les faveurs des investisseurs occidentaux grâce à un mix énergétique vert avantageux et une jeunesse parmi les plus qualifiées d’Afrique.

Les deux partenaires doivent signer un accord commercial de libre-échange à la fin de l’année. Parallèlement, des investissements américains dans les infrastructures, l’industrie textile et un centre de données sont en préparation. De plus, Washington pourrait bâtir dans le pays une usine de fabrication de semi-conducteurs, faisant du Kenya un allié stratégique dans la guerre des puces qui l’oppose à la Chine.

A titre personnel, devenir le chouchou de l’Occident paraît inespéré pour William Ruto. Il y a dix ans, Barack Obama évitait de croiser la route de celui qui était alors poursuivi pour crimes contre l’humanité par la Cour pénale internationale pour son rôle dans les violences postélectorales de 2007 – il a obtenu un non-lieu en 2016. Une trajectoire opposée au destin d’Abiy Ahmed, passé, lui, du rang de favori à celui de paria.