L’économie mondiale menacée par la fragmentation géopolitique
Le Monde
En dépit de la hausse du nombre des mesures protectionnistes et des tensions commerciales, le commerce international continue de progresser.
Fondé en 2009, le site Internet Global Trade Alert traque toutes les mesures protectionnistes prises dans le monde. Depuis le début de la guerre tarifaire lancée par l’ancien président américain Donald Trump contre la Chine, en 2017, les courbes donnent le vertige. Le nombre de nouvelles mesures protectionnistes s’est envolé, passant de 2 869 en 2017, à près de 6 000 en 2020 avant de se tasser à 4 493 en 2023.
Et la liste des motifs invoqués ne cesse de s’allonger : sécurité nationale, normes sanitaires, lutte contre le changement climatique, sécurité alimentaire, etc. Après l’hypermondialisation du début des années 2000 et le ralentissement qui a suivi la crise financière de 2008-2009, le mouvement de libéralisation des échanges s’est grippé. De nombreux indicateurs en témoignent. Les restrictions aux investissements étrangers ont triplé depuis 2018 et les montants des investissements sont en moyenne 2,5 fois plus élevés entre des pays partageant les mêmes affinités géopolitiques. La part de la Chine dans les importations américaines a baissé de 8 % entre 2017 et 2023, et le commerce entre la Russie et l’Occident s’est effondré à partir de 2022. A cela s’ajoute la multiplication des sanctions, notamment celles prises contre la Russie au lendemain de l’invasion de l’Ukraine.
Et pourtant, l’économie n’est pas en phase de « démondialisation ». Car en dépit de la montée du protectionnisme, le commerce mondial continue de progresser, même s’il devrait connaître une faible croissance, de 2,6 % en 2024. Les flux de marchandises et d’investissements étrangers suivent plutôt, et ce pour la première fois depuis la fin de la guerre froide, des trajectoires divergentes entre pays, selon qu’ils sont alliés ou rivaux.
« Un monde plus pauvre et plus dangereux »
Dans ses dernières prévisions publiées en avril, le Fonds monétaire international (FMI) s’inquiète d’une « fragmentation géoéconomique » qui, si elle s’intensifie, « pourrait réduire les flux d’investissements étrangers, ralentir le rythme de l’innovation et de l’adoption des nouvelles technologies, limiter les échanges de produits de base entre blocs rivaux, ce qui entraînerait une baisse de la production et une volatilité des prix ». « Céder aux forces de la fragmentation géoéconomique donnera naissance à un monde plus pauvre et plus dangereux », a mis en garde, dès 2022, Kristalina Georgieva, la directrice du FMI, qui a calculé qu’elle pourrait coûter entre 0,2 % et 7 % du PIB mondial.
Les biens continuent de s’échanger sur la planète, mais ils prennent des chemins détournés pour contourner les restrictions et barrières douanières, surtout entre la Chine et les Etats-Unis. Lorsque la part d’un pays dans les importations américaines augmente de 1 %, sa part dans les exportations chinoises augmente également de 1,6 %. Conclusion du FMI : « Il est de plus en plus évident que les liens directs entre les Etats-Unis et la Chine sont tout simplement remplacés par des liens indirects. » Ainsi, certaines marchandises originaires de l’empire du Milieu passent désormais par le Mexique ou le Vietnam, avant de partir pour le marché américain.
Ce rallongement des chaînes d’approvisionnement est amplifié par une autre tendance, celle de la diversification. Depuis la crise du Covid-19, les entreprises diversifient leurs approvisionnements pour les protéger des chocs du climat ou de la géopolitique – une stratégie de « de-risking », de limitation des risques.
La fragmentation géoéconomique marque la fin de l’idée selon laquelle le commerce serait facteur de paix et de prospérité, voire de démocratie, une croyance qui fut à l’origine de l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce en 2001. Depuis la pandémie de Covid-19 et la montée des tensions géopolitiques, il est au contraire devenu le synonyme de dépendance et donc de fragilité.
A cela s’ajoute la menace du réchauffement climatique, qui freine les ardeurs en matière de libre-échange. Un changement de priorité qui se reflète dans les nouveaux accords commerciaux signés par les Etats-Unis et l’Union européenne. Ces accords dits « de nouvelle génération », qui comportent des chapitres consacrés aux droits sociaux et aux standards environnementaux, font bien plus que baisser les droits de douane, ils permettent de resserrer les liens entre pays alliés. A l’inverse, les sanctions économiques sont devenues des outils de plus en plus prisés en politique étrangère. Le commerce est devenu un instrument de géopolitique.