L’Afrique a plus à perdre qu’à gagner dans un ordre mondial où la force prime sur le droit
Le Monde
Le chercheur camerounais, directeur Afrique de l’Est de l’ISS, estime que les dirigeants africains se trouvent actuellement dans un attentisme mêlé d’« admiration pro-Trump et de poutinophilie ».
Donald Trump parle peu du continent africain. Et rarement avec égards. Après avoir qualifié les Etats du continent de « pays de merde » en janvier 2018 lors de son premier mandat, le président américain a ironisé mardi 4 mars, face au Congrès, sur le Lesotho, un « pays dont personne n’a jamais entendu parler », selon lui. Un dédain qui intervient après l’annonce de coupes budgétaires massives de l’aide américaine à l’étranger.
Comment les dirigeants africains perçoivent-ils la rupture entre les Etats-Unis et l’Europe occidentale sur l’Ukraine ?
Il y a une sorte de contentement silencieux face à des Européens accusés d’en avoir trop fait avec l’Ukraine en voulant pousser tout le monde à soutenir ce pays. Cette attitude découle d’un penchant pro-Poutine et pro-Trump au sein des cercles de pouvoir, des opinions publiques et des milieux intellectuels africains. L’image des deux présidents usant de leur puissance pour imposer leurs vues à leurs adversaires séduit en Afrique.
Cette complaisance révèle aussi la persistance du ressentiment postcolonial, soixante ans après les indépendances. Pour nombre de dirigeants, chaque défaite de l’ancienne puissance impérialiste, perçue comme une donneuse de leçons, suscite une forme de satisfaction.
Il est à regretter l’absence de pensée stratégique chez des présidents pris dans un paradoxe. Car le trumpisme joue contre les intérêts africains. Quand Donald Trump coupe l’aide publique, il met en grave difficulté des pans entiers des systèmes sanitaires et éducatifs. Le gouvernement éthiopien a ainsi dû licencier 5 000 agents de santé payés grâce à l’argent américain. L’Afrique du Sud, première puissance économique africaine, dépendait en grande partie de Washington dans sa lutte contre le VIH.
Par ailleurs, l’Europe pourrait continuer à réduire ses aides vers l’Afrique afin d’étoffer ses budgets de défense. L’impact pour l’Afrique de la politique trumpienne est donc négatif à court et moyen terme.
Au-delà du mépris affiché, quelle place Donald Trump réserve-t-il à l’Afrique dans sa vision géopolitique ?
L’Afrique ne compte toujours pas pour lui, car il perçoit les Etats du globe en termes de poids économique et de puissance militaire. Dans sa logique, le continent n’existe donc pas. D’où son côté décomplexé à insulter les Etats.
Les terres rares sont au cœur des tensions entre Washington et Kiev. Donald Trump porte-t-il un intérêt spécifique aux minerais africains ?
C’est une question complexe. Il demeure à Washington et dans l’administration Trump une réelle volonté de contrer l’expansion économique chinoise dans le monde, y compris en Afrique. Sur ce point, on observe une continuité entre Joe Biden et Donald Trump concernant le corridor de Lobito. Cette ligne de chemin de fer de 1 750 km, qui permet d’exporter les minerais de la RDC et de Zambie par l’Angola, est fondamentale dans la stratégie américaine pour contrer l’empreinte économique chinoise en Afrique.
Les Etats-Unis, sous la présidence de Joe Biden, ont tenté de contrer l’influence russe en Afrique. Au vu du rapprochement avec Moscou, peut-on s’attendre à une certaine passivité de Washington sur les actions russes au Sahel ?
Sous l’administration Biden, la volonté de contenir la Russie en Afrique reposait surtout sur la promotion de la démocratie. Maintenant que cet aspect traditionnel de la politique américaine passe au second plan, il est peu probable que Washington se mobilise activement contre la Russie dans une région qui n’est pas une priorité pour Trump.
Cela dit, lors de son premier mandat, le Congrès américain est resté très vigilant et actif sur cette question. On peut donc s’attendre à une attitude similaire à moyen terme, même si la Maison Blanche, elle, pourrait être plus détachée.
Avec la guerre commerciale lancée par Donald Trump et l’augmentation annoncée des droits de douane, l’African Growth and Opportunity Act (AGOA) pourrait ne pas être renouvelé en 2025. Quelles en seraient les conséquences pour les trente-deux pays bénéficiaires ?
La décision serait brutale pour les Etats africains, en particulier pour l’Afrique du Sud, principal bénéficiaire de l’AGOA et nation la plus industrialisée du continent. Une nouvelle fois, les dirigeants se retrouveraient confrontés à la vision transactionnelle de Donald Trump en matière de commerce international. Pour lui, seules comptent les relations fondées sur un strict rapport de force, sans concessions pour les pays jugés « plus faibles ».
La vision de Donald Trump, aussi brutale soit-elle, pose une autre question légitime : la Chine s’impose sur le marché africain sans bénéficier de préférences commerciales. Pourquoi les Etats-Unis n’en feraient-ils pas autant ? Ce qui importe finalement, c’est que l’Afrique repense son commerce extérieur au-delà des régimes préférentiels.
Donald Trump menace la souveraineté du Groenland ou du Canada. Cette posture impérialiste peut-elle encourager certains dirigeants africains ayant des velléités de conquête territoriale ?
Beaucoup d’Etats africains, comme en 2022 avec la Russie, n’ont pas condamné les récents propos expansionnistes de Trump. Son comportement installe l’idée dans certains cercles de pouvoirs africains que finalement, « si les Américains transgressent, pourquoi pas nous ? ». D’autant, qu’il y a eu les précédents libyen, irakien ou ukrainien. On en observe les répercussions dans la Corne de l’Afrique, avec la situation entre l’Ethiopie et le Somaliland et dans le conflit entre le Rwanda et la RDC.
Rien n’est moins sûr. C’est un paradoxe : le continent continue de dénoncer le partage colonial de Berlin, mais il risque d’être l’un des premiers à subir les conséquences d’un monde où les frontières deviennent à nouveau négociables.
Quel pourrait être sous Donald Trump l’engagement militaire américain sur le continent ?
La seule indication concrète dont nous disposons pour l’instant concerne un éventuel démantèlement de l’Africom, qui serait intégré au Commandement européen des Etats-Unis (Eucom). Une telle décision confirmerait le désintérêt stratégique de l’administration Trump pour l’Afrique, en mettant fin à ses deux principaux leviers d’influence sur le continent : l’Africom et l’USAid.
Cela dit, l’une des premières opérations militaires américaines menées après la réélection de M. Trump a été de cibler des éléments de l’organisation Etat islamique en Somalie. Cela laisse penser que, même en l’absence d’une véritable stratégie globale pour le continent, la lutte contre le terrorisme, dans les zones où les intérêts américains sont en jeu, pourrait rester un axe important de l’engagement américain en Afrique.
A qui peut profiter le désengagement américain en Afrique ?
Je vois plutôt un désintérêt assumé. Depuis l’administration de George W. Bush, qui avait lancé plusieurs programmes structurants toujours en vigueur (Millennium Challenge Account, Africom, Pepfar), les Etats-Unis peinent à définir une politique africaine qui ne soit pas avant tout dictée par la compétition géopolitique. Sous Obama, l’Afrique a été perçue comme un terrain de rivalité avec la Chine ; sous Biden, cette logique s’est déplacée vers la confrontation avec la Russie. Tout cela sur fond de la lutte contre le terrorisme.
Pendant ce temps, d’autres acteurs se sont solidement implantés. La Turquie en Somalie, les pays du Golfe au Soudan, la Chine ont renforcé leur présence économique et sécuritaire en mobilisant des moyens conséquents pour les défendre.
Le désintérêt américain, conjugué à un éventuel repli de l’Europe sur ses propres enjeux sécuritaires, ouvre donc une séquence inédite pour l’Afrique. Après avoir longtemps dénoncé les « ingérences étrangères », les Etats africains devront désormais composer avec des puissances moyennes et émergentes, souvent pragmatiques, transactionnelles et peu soucieuses de traitement différencié. Ceci peut être une opportunité pour l’Afrique.