Intelligence émotionnelle : les quatre mensonges d’un concept fumeux, par Christophe Genoud
Management. L’intelligence émotionnelle promet monts et merveilles en matière de décision stratégique ou de management au quotidien. Un hochet décisionnel plus séduisant qu’utile. Décryptage.

Le fait que des armées de consultants et de coachs n’ont plus que l’intelligence émotionnelle à la bouche illustre parfaitement l’effet « bullshiteur », selon Christophe Genoud.
Les plus anciens se souviendront peut-être d’une publicité pour un soda, dans les années 1980, dont le slogan disait : « Ça ressemble à l’alcool, c’est doré comme l’alcool, mais ce n’est pas de l’alcool. C’est pour cela que cela désaltère ». A l’heure du bullshit managérial, on peut sans difficulté le détourner ainsi : « Ça ressemble à un outil décisionnel, c’est doré comme un outil décisionnel, mais ce n’en est pas un. C’est pour ça qu’on l’adopte. » Mais quel est donc cet objet d’adoration de la part des décideurs et de managers ? Il s’agit du hochet décisionnel. Cet objet de diversion ressemble à un outil d’aide à la décision, mais il n’en a ni la fiabilité ni la robustesse : c’est l’effet Canada Dry. Il procure à son utilisateur le sentiment d’avoir bien décidé, le confortant dans l’illusion d’avoir fait le meilleur choix, bien qu’il formule une promesse non tenue : c’est l’effet « doudou ». Il s’appuie sur un dispositif fondé sur une simplification abusive de la réalité et la trahison d’une approche scientifique sérieuse : c’est l’effet pensée magique. Enfin, il permet à son promoteur de vendre sa camelote : c’est l’effet bullshiteur.
Le hochet décisionnel est une forme particulière de bullshit managérial, en ce qu’il se préoccupe peu de la réalité et de la vérité, n’apporte dans le meilleur des cas aucune aide réelle à la décision et, dans le pire, favorise les mauvais choix, tout en se parant des atours de l’efficacité et de l’efficience.
Tous ces hochets sont, par exemple, les tests et autres profils de personnalité du type MBTI, DISC ou Ennéagramme. Ou encore les séminaires et formations en neuro-leadership, qui vous promettent de « booster votre plasticité neuronale pour prendre de meilleures décisions ». Sans oublier l’incontournable et insondable « intelligence émotionnelle » (IE) qui nous promet monts et merveilles en matière de décision stratégique ou de management au quotidien. Il convient de s’arrêter sur ce monument de vacuité que représente le concept d’intelligence émotionnelle, car il réunit à lui seul tous les critères du hochet décisionnel. Jugez plutôt.
Un édifice assez bancal
Le concept d’intelligence émotionnelle a été développé en complément voire en opposition à l’idée d’intelligence rationnelle, le plus souvent mesurée par le quotient intellectuel (QI). C’est donc naturellement qu’on a vu apparaître le quotient émotionnel (QE ou IQE pour Inventaire du quotient émotionnel) popularisé par Daniel Goleman dans son célèbre ouvrage publié en 1995. Selon cette approche, l’intelligence émotionnelle (IE) serait la concaténation de capacités individuelles liées à la conscience de soi, la régulation des émotions, la motivation, l’empathie et les compétences sociales. En résumé, l’IE désignerait la faculté à comprendre et gérer ses propres émotions et celles d’autrui. Plus elle est élevée, plus la performance serait au rendez-vous et plus on prendrait de meilleures décisions. Problème : tout cet édifice est assez bancal et friable.
La plupart des méta-études qui ont tenté de mesurer la solidité du concept d’IE ont mis en lumière la faiblesse et le flou qui l’entourent et la difficulté d’opérationnaliser sa mesure objective, le tout aboutissant à des résultats peu concluants. C’est typiquement l’effet Canada Dry. Une fois que l’on a « mesuré » le quotient émotionnel d’un candidat en fonction d’un profil émotionnel idéal prédéfini, on s’imagine avoir pris la bonne décision. Peu importe que l’on n’ait, en réalité, probablement rien mesuré du tout : on est convaincu d’avoir pris la meilleure décision sur des « bases scientifiques ». C’est l’effet « doudou ». Que ces « bases scientifiques » reposent sur du flou conceptuel et sur une simplification des recherches sérieuses sur le rôle des émotions dans nos prises de décision importe peu : on est persuadé d’avoir utilisé un outil robuste. C’est l’effet pensée magique. Enfin, le fait que des armées de consultants et de coachs n’ont plus que l’intelligence émotionnelle à la bouche illustre parfaitement l’effet bullshiteur.
La béquille est l’anti-hochet
Un hochet, par nature, sert à distraire un enfant. Il a un effet distractif assumé. En cela, l’intelligence émotionnelle, elle, agit comme un hochet décisionnel. Or, les hochets ne nous servent à rien lorsqu’il s’agit de décider ou de manager. Appuyons-nous plutôt sur des béquilles décisionnelles. Une béquille n’a d’autre fonction qu’aider son usager à marcher à peu près droit, sans trop de douleur ou d’inconfort, sans le faire tomber dans un terrain glissant, mouvant et peu sûr. La béquille ne formule pas la promesse de permettre à son détenteur de faire un cent mètre en moins de dix secondes ou à un manager sportif du dimanche d’achever une course d’Iron Man. Elle ne propose qu’une aide partielle, un soutien imparfait. C’est un artefact sur lequel s’appuyer pour naviguer en incertitude et en complexité. Elle est l’anti-hochet.
La béquille repose sur une approche modeste, limitée et la reconnaissance de la complexité de la réalité, là où le hochet la réduit, la simplifie à outrance en formulant une promesse qu’il ne peut tenir. La béquille s’appuie sur un usage prudent et modéré des apports des disciplines scientifiques sur lesquelles elle s’appuie, là où le hochet les trahit. Alors, abandonnons le hochet de l’intelligence émotionnelle et appuyons-nous sur les béquilles que nous offrent les travaux de Damasio, Klein, Gigerenzer et d’autres, sur le rôle des émotions et de l’intuition dans nos prises de décisions.
Ce n’est peut-être pas très vendeur, mais c’est assurément plus raisonnable. Et rationnel.
* Christophe Genoud est intervenant vacataire à la Haute Ecole Spécialisée de Suisse Occidentale (HES-SO) à Lausanne, chargé de cours à l’Ecole Polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), spécialiste en organisation et auteur du livre Leadership, agilité, bonheur au travail : Bullshit ! (Editions Vuibert, 2023).