
Mokhlis El Habti ELIDRISSI CEO Valoris
Monsieur El Idrissi en tant que dirigeant du fonds d’investissement Valoris impliqué, entre autres, dans la transition énergétique pouvez-vous nous livrer votre lecture de la situation énergétique au Maroc ?
Après avoir réussi le défi de l’électrification grâce au Programme d’Electrification Rurale Global (PERG) lancé en 1995 avec une électrification rurale qui a bondi de 18 % au milieu des années 1990 à quasi 100 % depuis quelques années déjà, le Maroc a mal négocié son virage de « verdification » de son mix énergétique et à fortiori de son mix électrique sachant qu’à ce jour la part des produits pétroliers représente plus de 55% dans la consommation énergétique finale (contre une moyenne mondiale à 30%) alors que la production d’électricité (deuxième source d’énergie au Maroc après les hydrocarbures) affiche une dépendance encore plus flagrante vis-à-vis des hydrocarbures avec un taux qui caracole à plus de 80% des 41 milles Gigawateurs de la production brute électrique en 2023.
Il faut dire que depuis qu’il a réellement démarré en 2009 sa transition énergétique, sous l’impulsion visionnaire et éclairée du Roi Mohammed VI, avec le lancement des plans éoliens et solaires et la mise en place plusieurs stratégies et programmes des plus ambitieux (Stratégie Nationale de Développement Durable, Plan National Climatique, Stratégie Nationale d’Efficacité Energétique….), le Maroc a consenti des efforts titanesques pour accroitre la part des Energies Renouvelables (ENR) dans son mix énergétique et renforcer, ce faisant, sa souveraineté énergétique. Toutefois, force est de constater qu’en étant davantage dans la transpiration (mal canalisée de surcroit !) que dans l’inspiration, le bilan gouvernemental de ces 15 ans premières années d’exécution de la vision Royale est des plus mitigés pour ne pas dire décevants au vu notamment des moyens déployés. En témoigne un indicateur clé qui cristallise, à lui seul, tous les dysfonctionnements et hésitations de notre feuille de route énergétique et qui porte pour nom le « Facteur d’émission » qui mesure les émissions en gaz à effet de serre de chaque kWh d’électricité. Aussi avec près 0,7 Kg d’équivalent CO2 par kWh produit, le Maroc fait partie des cancres en faisant pâle figure en la matière face à bon nombre de pays africains (tels le Ghana et la Côte d’Ivoire qui affichent respectivement 0,26 Kg et 0,45 Kg), ou encore l’Europe (où la moyenne est inférieure à 0,3 Kg) mais également devant le pays le plus pollueur au monde (en absolu), la Chine, qui revendique un niveau de 0,52 Kg.
Et malheureusement, les discours auto-glorifiant et les auto-satisfécits relevant de la méthode Coué voire pire d’un bovarysme de mauvais aloi et qui consistent à exhiber le coté relativement lumineux du bilan du genre « champion africain en capacité d’ENR installée » ou encore « pays de la plus grande station solaire au monde » (statut rapidement balayé du reste), ne permettent pas de prendre pleinement conscience de là où le bât blesse réellement, c’est-à-dire de la réalité sans fard ni apparat. D’où un retard considérable accusé par les pouvoirs publics à réaliser que sans libéralisation massive de la production d’électricité à base d’ENR en moyenne et basse tension (et non pas seulement celle de la haute et très haute tension qui représente moins de 10% de la consommation électrique au Maroc), la décarbonation de l’industrie et l’évolution vers une mobilité réellement durable (car quelle vertu environnementale à évoluer vers un parc de véhicules à dominante électrique si au final il demeure alimenté en électricité essentiellement d’origine fossile ?!) avanceront à une lenteur de saurien alors que des pays qui ont entamé le virage de la transition énergétique bien après le nôtre nous ont largement dépassé et sachant que – ce qui est encore plus déplorable – les enjeux et menaces sérieuses sont désormais à nos portes à commencer par la fameuse Taxe Carbone de l’Union Européenne dont l’entrée en vigueur définitive est annoncée pour le 1er janvier 2026. Autant dire en paraphrasant René Char que nous sommes aujourd’hui, plus près du sinistre que le tocsin lui-même !
Prenons le cas de notre voisin du nord, pour illustrer aussi bien nos ratages que notre potentiel de rebond pour peu qu’on renonce définitivement à une volonté morbide de concilier des intérêts irréconciliables au point d’annihiler les avancées réalisées sur certains registres par des reculades et atermoiements sur d’autres. Après avoir totalement enrayé sa transition énergétique à cause d’une « Taxe sur le soleil » que le gouvernement conservateur de Mariano Rajoy avait introduite en 2015 sous la pression des majors du secteur électrique (producteurs, distributeurs…) en imposant un prélèvement fiscal sur l’énergie produite par des panneaux solaires, l’Espagne est revenue quelques années après sur cette mesure très controversée et surtout contre-productive. Aujourd’hui, grâce à un virage radical ayant érigé l’incitation et l’encouragement à l’autoproduction en fer de lance de la stratégie de neutralité carbone, l’Espagne est redevenue un leader mondial incontesté en pointant au troisième rang européen en capacité de production d’électricité verte et, surtout, en devenant le premier de son continent en nouvelles capacités en énergie solaire grâce aux installations photovoltaïques en autoconsommation (2 GW en 2022 Vs 0,7 MW un an auparavant). Et l’Espagne n’est pas le seul pays où les dirigeants ont compris que le moyen le plus efficient pour accélérer la transition énergétique est la promotion de l’autoproduction notamment à base solaire. Avec plus 4 millions d’installations d’autoproduction photovoltaïque attendues en 2024 (le double en 4 ans grâce, entre autres, à des mesures incitatives volontaristes), l’Allemagne avance à grands pas vers son objectif de neutralité carbone en 2045. D’autres pays comme l’Australie, la Belgique enregistrent une explosion des installations photovoltaïques. Et en planificateurs avisés, ces deux pays ont décidé d’investir massivement dans l’upgrade de leurs réseaux électriques pour accompagner le mouvement et rendre l’investissement dans le photovoltaïque plus rentable et attractif en permettant aux auto-producteurs d’injecter leur surplus (à défaut de le stocker) et d’améliorer leurs économies (en Australie les économies moyennes par foyer grâce aux panneaux solaires sont de 350 euros par an).
Or, chez nous où les installations d’autoproduction (incluant les éoliennes érigées par de grands consommateurs pour leurs propres besoins) demeurent encore embryonnaires en étant cantonnées à moins de 2% dans le mix électrique, il a fallu attendre plus d’une décennie avant qu’un texte réglementaire relativement favorable à l’autoproduction électrique (Loi 82.21) ne soit adopté en fin 2022 sans que les principaux textes d’application ne suivent à ce jour, notamment sur l’injection, et dont l’enthousiasme suscité a été rapidement siphonné, un an plus tard, par l’instauration de taxes non négligeables sur le kWh injecté par les installations d’autoproduction (« tarifs d’accès et d’utilisation du réseau électrique »), ce qui ne manque pas de semer le doute, à nouveau, sur la cohérence des actions et priorités publiques en matière décarbonation de l’économie. En la matière, imaginons tout le bienfait pour notre transition énergétique et pour les deniers de l’Etat si on avait alloué les 2 milliards d’euros engloutis par Noor Ouarzazate sans compter son coût annuel d’entretien des plus indécents – un véritable fiasco économique – dans la modernisation et le renforcement du réseau de l’ONEE ! Cela aurait permis de mieux incentiver l’investissement dans l’autoproduction photovoltaïque (en favorisant l’injection dans le réseau sans coup férir ni contre-mesure fiscale qui retire d’une main ce qu’on feint de donner par une autre !) avec en prime au moins le double de la capacité de Noor Ouarzazate en kWh vert disponible à la revente et/ou autoconsommé (soit plus d’un GW).
Au demeurant, tant que nous n’aurions pas fait de la modernisation de nos infrastructures électriques et de stockage une priorité politique ni n’aurions adopté, enfin, une stratégie de décarbonation claire, volontariste et harmonieuse (tant sur le plan fiscal, réglementaire et administratif), nous risquons de méditer (ou plutôt ruminer) longtemps cette réflexion « le plus grand des échecs est la différence entre ce que nous sommes et ce que nous aurions pu être » et de rater, en définitive, une transition vitale pour notre prospérité, notre souveraineté économique et pour le bien-être des marocains de demain.
Quelles sont les solutions de financement de projet de décarbonisation que vous pouvez proposer aux entreprises ?
A travers notre véhicule, Valoris Alternative Investment Fund (VAIF), le premier fonds d’investissement marocain agréé par l’AMMC et dédié à la transition énergétique, nous permettons aux acteurs économiques marocains, essentiellement industriels, de décarboner leurs process productifs en devenant des auto-producteurs d’électricité dans la souplesse, l’efficience et la tranquillité d’esprit et en préservant surtout leur trésorerie, leurs fonds propres et leur capacité d’endettement qu’il est nettement plus avisé de les allouer à d’autres investissements plus névralgiques que leur impose notamment la course effrénée de la compétitivité dans une économie mondiale de plus en plus ouverte et concurrentielle y compris pour les PME.
Concrètement, notre offre baptisée Enolis est une solution clef en main packagée qui intègre ingénierie (études techniques et économiques préalables), installation (selon les standards les plus exigeants), financement, exploitation et maintenance de parcs photovoltaïques pour l’usage exclusif de l’autoproducteur. Grâce à Enolis, nos clients réduisent immédiatement leurs coûts énergétiques (de façon significative et en se prémunissant au passage contre de futures hausses des plus vraisemblables du prix de l’électricité au Maroc, aujourd’hui largement subventionné par le contribuable) et améliorent durablement et substantiellement leur empreinte carbone (un sésame important notamment pour les exportateurs), le tout sans se soucier du rendement de leurs installations photovoltaïques (qui est l’objet de ressentiment de bon nombre d’industriels ayant franchi le pas au cours des dernières années) que nous garantissons tout au long de la durée de nos contrats (qui peuvent aller jusqu’à 13 ans) et, surtout, sans décaisser le moindre dirham ni en investissement initial (pouvant se chiffrer en quelques dizaines de millions de dirhams chez certains potentiels autoconsommateurs) ni encore en maintenance, exploitation ou assurance des dites installations.
A l’issue du paiement de la dernière redevance de la période contractuelle, le client devient pleinement propriétaire du parc photovoltaïque dont la durée de vie résiduelle est encore entre 15 et 20 ans, ce qui est synonyme d’économies sur facture énergétique qui bondissent à 100% pour la partie couverte par l’énergie solaire (contre 20 à 25% en moyenne pendant la durée de vie du contrat Enolis).
Enolis apporte un véritable chainon manquant à l’éventail des solutions de financement de décarbonation (bien qu’elle n’incarne pas que du financement) qui s’offrent aujourd’hui aux opérateurs économiques et qui sont essentiellement tournées vers la dette à taux bonifié et/ou des subventions couplées à de l’endettement. Or, nos entreprises et notamment les PME, affichent déjà des niveaux d’endettement des plus élevés ! C’est comme si pour soulager la « douleur » de l’investissement à consentir, on prescrivait au patient/agent des anti-inflammatoires non stéroïdiens en oubliant qu’il souffre, par ailleurs, d’insuffisance cardiaque (ce qui est une contre-indication fâcheuse) ! Avec Enolis, plus besoin de s’endetter davantage pour décarboner. Nos contrats sont hors bilan et ne sont pas considérés comme de la dette chez les autoproducteurs car packagés dans un service global dont la contrepartie financière est, elle-même, conditionnée par l’atteinte du prestataire que nous sommes d’une certaine performance énergétique.
Y a t-il une taille minimale pour bénéficier de vos financements ?
La taille minimale pour l’offre Enolis se situe, en termes de besoin d’investissements chez le client, autour de 3 millions de dirhams (soit plus ou moins une installation d’une capacité de près de 0,4 MW), ce qui pourrait correspondre à une PME dont la facture d’électricité annuelle se situe entre 1,5 et 2 millions de dirhams soit un niveau bien inférieur au seuil de 1.500 Tep (Tonne équivalent pétrole) synonyme de mise en place d’un audit énergétique obligatoire depuis 2019. C’est dire que nous avons tenu à ne pas cibler que les grands consommateurs énergétiques pour démocratiser au maximum nos solutions et permettre également aux PME d’en profiter même si cela incarne un véritable défi adaptatif pour l’équipe dédiée au sein de Valoris Capital du fonds VAIF.
Que peut gagner le Maroc en optant rapidement pour la transition énergétique ?
Le Maroc a tout gagner en accélérant sa transition énergétique.
Rien que sur le plan purement économique, les bénéfices sont protéiformes : outre une réduction providentielle de la facture énergétique (synonyme d’un coup de pouce significatif à la compétitivité de l’industrie marocaine et d’une amélioration non négligeable du pouvoir d’achat des citoyens) grâce à la montée en puissance des ENR dans le mix énergétique (le CESE estime sur ce registre que le coût moyen de l’électricité sur le réseau pourrait baisser de 0,79 MAD/kWh aujourd’hui à 0,61 DH/kWh en 2040 et 0,48 DH/kWh en 2050), une telle transition est capable de dynamiser la création d’emplois (un des points faibles de notre modèle économique actuel) notamment dans les éco-activités et l’économie verte voire d’améliorer substantiellement le ratio de couverture de nos importations, aujourd’hui cloué autour de 60% malgré la percée à l’export des métiers mondiaux du Maroc à cause des importations massives en hydrocarbures au coût exorbitant. Ce qui renforcerait considérablement notre position extérieure globale et résilience aux chocs exogènes.
Ensuite, sur le plan stratégique, réussir la transition énergétique consolidera notre souveraineté énergétique, un impératif stratégique vital et un levier indéniable d’émergence.
Enfin, il y va de la préservation de la qualité de vie des citoyens et du bien être des générations futures grâce aux réductions escomptées des gaz à effet de serre. En 2019, une étude menée par le Ministère de la Santé au Maroc avait pointé la pollution de l’air comme la cause de plus de 10.000 décès par an dans notre pays. Et le chiffre est en forte progression.