June 10, 2025

Face à Donald Trump, la sidération des entreprises européennes

Le Monde 

Menaces de droits de douane de 25 % sur l’Union européenne, bouleversements géopolitiques, loi du plus fort dans les affaires… Les firmes subissent le choc Trump. Elles gèlent leurs projets, tentent de négocier des exemptions et se préparent à augmenter leurs prix.

Par ,  (Berlin, correspondance), ,  (Malmö (Suède), correspondante régionale),  (Rome, correspondant) et  (Madrid, correspondante)

Dans l’usine pharmaceutique de la compagnie allemande BioNTech, à Marburg (Allemagne), le 27 mars 2021.

Presque comme les étapes d’un deuil, Ludovic Subran a vu les chefs d’entreprise européens passer par tous leurs états depuis un an. « Au début, ils disaient que la victoire de Donald Trump était loin d’être assurée ; puis, ils se sont dit que le futur président allait se montrer pragmatique ; ensuite, certains ont pensé que la dérégulation allait être une bonne chose pour le business… », résume le directeur de l’investissement d’Allianz, l’assureur allemand, qui passe beaucoup de temps à rencontrer patrons et investisseurs. Et maintenant que le président américain est au pouvoir, un mélange de sidération et de consternation monte chez eux.

Donald Trump menace l’Union européenne de droits de douane de « 25 % » qui seront annoncés « très prochainement ». Difficile de savoir exactement quelles mesures seront vraiment appliquées. Mais, selon M. Subran, il faut prendre le président américain littéralement. « On n’échappera pas au boulet, d’une manière ou d’une autre », avertit-il.

Face à cette tempête, les entreprises européennes sont à la fois obsédées par ce qui se joue aux Etats-Unis et retiennent leur souffle, dans l’espoir secret d’y échapper. Toutes font le dos rond – la grande majorité des dirigeants ont demandé à ne pas être cités pour cet article –, et beaucoup rêvent de parvenir à obtenir un accord qui épargnerait leur secteur. Dans le même temps, elles se tiennent prêtes à répercuter dans leurs prix les droits de douane qui seront finalement imposés.

Mais rappelons d’abord quelques faits : si l’Union européenne (UE) affiche pour les marchandises un net surplus commercial avec les Etats-Unis, à hauteur de 157 milliards d’euros en 2023, elle est, en revanche, déficitaire sur les services, notamment numériques, de 109 milliards d’euros. L’un dans l’autre, l’écart, certes à l’avantage européen, n’est que de 48 milliards d’euros, soit… 3 % de l’ensemble des échanges transatlantiques. La vérité des chiffres importe peu pour M. Trump. Selon lui, « l’UE a été créée pour entuber les Etats-Unis » et elle devra payer.

Le choc Trump

Christophe Périllat, le directeur général de Valeo, une multinationale de sous-traitance automobile, résume d’une phrase l’état de sidération permanente dans laquelle se trouvent les entreprises depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche : « Tous les matins, nous nous réveillons en nous demandant quelle a été la nouvelle annonce de la nuit. »

La vague a touché en premier le Danemark, quand M. Trump a promis qu’il « aurait » le Groenland, menaçant le pays de tarifs douaniers « très élevés » sur ses produits et services si Copenhague n’obtempérait pas. Après un entretien téléphonique orageux avec le locataire de la Maison Blanche, le 15 janvier, la première ministre danoise, Mette Frederiksen, a réuni les patrons des 17 plus grandes entreprises du pays, parmi lesquelles Lego, le fabricant d’éoliennes Vestas et le groupe pharmaceutique Novo Nordisk, pour évoquer les risques d’une guerre commerciale.
Depuis, les patrons danois ne parlent que de ça. Sur les trois premières semaines de février, Peter Bay Kirkegaard, spécialiste du commerce international auprès de la Confédération des industries danoises (Dansk Industri), a réalisé 35 interventions devant des chefs d’entreprise sur le sujet. Lundi 24 février, plus d’une centaine de responsables de société sont venus l’écouter, dans la grande salle de conférences aux sols marbrés et aux murs recouverts de peintures de la brasserie Carlsberg, à Copenhague. « Il y a beaucoup de confusion en ce moment. Les gens essaient de comprendre ce qui se passe. Au-delà du bruit, il est important de regarder les signaux et ce qui se dit exactement », observe-t-il.

Pour aider les sociétés à naviguer, Dansk Industri a ouvert un site Internet dans lequel elle récapitule les décrets signés par Donald Trump, fait le point sur les tarifs douaniers mis en place par la nouvelle administration à Washington, et propose des conseils pour s’installer aux Etats-Unis.

L’Allemagne a été rattrapée par l’onde de choc un mois plus tard, le 14 février. Toutes les sources interrogées, des hauts responsables dans l’industrie, racontent avec frissons leur réaction au discours du vice-président américain, J. D. Vance, ce jour-là à la Conférence de sécurité de Munich. « Beaucoup de patrons se sont alors demandé s’il y avait encore une base de discussion possible avec l’administration américaine. Les Etats-Unis sont le marché d’exportation le plus important pour l’industrie allemande après l’Union européenne, il y a un intérêt vital à maintenir des relations cordiales. Le message est de tenter de maintenir le dialogue coûte que coûte », explique une source proche des milieux industriels.

Gel des décisions

Surtout, ne pas devenir une cible… Face à l’imprévisible tempête trumpienne, les patrons préfèrent se faire le plus petit possible et ne rien dire qui puisse irriter l’explosif président. « C’est comme dans le jeu “whac-a-mole”, où, dès qu’une tête sort, il faut taper dessus », sourit M. Subran.

Presque toutes les entreprises choisissent donc de se faire le plus discrètes possibles. Lors de la conférence patronale organisée à Copenhague, l’immense majorité des chefs d’entreprise préférait ne pas donner leur nom. De toute façon, tant que M. Trump n’aura pas choisi précisément les mesures qu’il veut prendre, difficile de prendre la moindre décision. « Il y a parmi les entreprises une vraie prise de conscience du fait que nous sommes à un moment de pivot historique, mais pour l’instant c’est l’incertitude qui domine », explique Barbara Cimmino, vice-présidente de la Confindustria, l’organisation patronale italienne.

En attendant d’y voir plus clair, les entreprises suspendent la plupart de leurs décisions. Le groupe chimiste Syensqo, présent en France, qui regroupe depuis 2023 les activités de chimie de spécialité de Solvay, a ainsi mis sur pause aux Etats-Unis un investissement pour produire des composants nécessaires à la voiture électrique, le temps de voir les conséquences des décisions de l’administration Trump sur le rythme d’électrification du parc. « Les investisseurs attendent, relate Gilles Moëc, économiste en chef chez Axa. Même une entreprise européenne qui produit aux Etats-Unis fait souvent venir des composants du Mexique. Elle est complètement coincée. Le problème est que cet attentisme a un coût. »

Cela commence à se voir. Selon une enquête réalisée par Dansk Industri, début février, auprès de 500 compagnies danoises, une sur quatre dit avoir revu ses perspectives de croissance à la baisse en raison de l’incertitude des relations économiques avec les Etats-Unis. Par ailleurs, 40 % des entreprises danoises ayant des activités aux Etats-Unis préparent des ajustements stratégiques : la majorité d’entre elles augmentent leurs stocks ou se tournent vers de nouveaux marchés.

M. Bay Kirkegaard recommande même aux entreprises d’utiliser une novlangue plus en adéquation avec la philosophie de l’administration américaine : « Mieux vaut parler de freedom energy, plutôt que d’énergies vertes. »

Espérer trouver un accord en douce

Bernard Arnault a mis un point d’honneur à être présent à l’investiture de Donald Trump, le 20 janvier. L’homme le plus riche de France, fondateur du groupe de luxe LVMH, était assis quelques rangs derrière le nouveau président américain, juste à côté de la statue d’Abraham Lincoln. « J’ai pu voir le vent d’optimisme qui régnait dans ce pays », vantait-il quelques jours plus tard. Ce lobbying avait été efficace lors du premier mandat Trump (2016-2020), quand celui-ci avait imposé des droits de douane de 25 % sur les vins en 2019… mais avait exclu les champagnes et les cognacs, épargnant les maisons Moët et Chandon et Hennessy du groupe.

De nombreuses entreprises rêvent de trouver des accords du même acabit. « Ce qu’on observe actuellement, ce sont des négociations directes, avec des patrons qui passent à Mar-a-Lago [Floride], le domaine de Donald Trump, pour obtenir des garanties en échange d’investissements aux Etats-Unis, relate une source du secteur pharmaceutique en Allemagne. Cela semble être malheureusement la voie à suivre. » Autrement dit, c’est la loi du plus fort qui domine désormais le secteur essentiel de la santé.

L’insuline, par exemple, dont des millions de personnes diabétiques sont dépendantes au quotidien, est essentiellement fabriquée hors des Etats-Unis. « Une interruption de la livraison est impensable, poursuit cette source. On attend donc de voir concrètement comment les menaces se concrétisent. Mais l’idée de résilience, une réorganisation de la production pour la rendre moins sensible à ce genre de choc, comme au temps du Covid-19, gagne du terrain. On l’utilisait jusqu’ici vis-à-vis de la Chine, il faut maintenant élargir la réflexion, afin de rendre l’Europe stratégiquement plus indépendante. »

Pour tenter d’amadouer le président américain, les différents lobbys patronaux européens adorent mettre en avant leur présence aux Etats-Unis. Le marché américain est « super important » pour le Danemark, rappelle M. Bay Kirkegaard. Même chose pour les entreprises pharmaceutiques danoises, qui ont beaucoup investi dans la production aux Etats-Unis, ajoute-t-il.

En Allemagne, l’automobile, premier secteur industriel du pays, utilise le même argument. « L’automobile allemande produit 900 000 véhicules par an aux Etats-Unis, la moitié de ce volume est exportée. Ses entreprises emploient au total 148 000 salariés dans le pays », rappelle le site de la fédération de l’automobile (VDA). Malgré tout, une hausse des droits de douane dans ce secteur pourrait être très douloureuse pour les constructeurs et les sous-traitants allemands : 12 % de la production (véhicules et pièces) allemande a été exportée aux Etats-Unis en 2023.

Quant à l’Espagne, elle plaide… son déficit commercial vis-à-vis des Etats-Unis. Le pays est l’un des sept pays européens à importer plus qu’il n’y exporte. En 2024, le déficit (pour les biens) s’est élevé à près de 10 milliards d’euros. Les importations d’hydrocarbures américaines ont augmenté considérablement ces dernières années, notamment pour compenser la baisse de l’approvisionnement de gaz algérien.

La tentation de faire cavalier seul du gouvernement italien

Il est un pays où la tentation de l’accord en douce avec le camp Trump est particulièrement forte : l’Italie. La présidente d’extrême droite du conseil, Giorgia Meloni, affiche volontiers ses affinités idéologiques avec l’administration Trump. Elle a été reçue à Mar-a-Lago le 5 janvier et elle était la seule dirigeante européenne présente à l’investiture du président américain.

Pourtant, le patronat italien est unanime pour lui demander d’agir de concert avec ses partenaires européens. « Le gouvernement peut penser ce qu’il veut au sujet des bons rapports entre Mme Meloni avec le président Trump et ses alliés, la négociation doit se faire en Europe ou bien il n’obtiendra que des petits avantages sans importance », prévient Giuseppe Pasini, dirigeant du groupe sidérurgie Feralpi et président de la branche locale de la Confindustria en Lombardie.

M. Pasini a été vacciné par la première présidence Trump, quand l’acier italien avait déjà fait les frais de mesures protectionnistes. « Pour nous, le marché américain a déjà perdu tout intérêt, indique-t-il. En revanche, on est en train de perdre du terrain sur le marché européen, inondé par l’acier que les Chinois ne peuvent plus vendre aux Américains. » Il souligne que la Lombardie est une région organiquement intégrée aux chaînes de valeurs allemandes. Pour lui, l’unité économique européenne prime.

« L’idée selon laquelle il pourrait exister, sur la base de convergences politiques, une voie bilatérale qui permettrait à l’Italie de se prémunir de la politique commerciale américaine est absurde », ajoute Carlo Altomonte, professeur associé d’économie à l’université Bocconi, à Milan. Il voit cependant derrière les menaces d’augmentation radicale des droits de douane par l’administration Trump un instrument au service d’un dessein plus vaste : « Les Etats-Unis pourraient reculer sur le front commercial s’ils obtiennent ce qu’ils veulent en matière de dérégulation des plateformes numériques. Pour cela, ils pensent pouvoir compter sur des gouvernements amis et ils pensent que l’Italie a le potentiel d’en devenir un. »

La riposte : augmenter les prix et… investir aux Etats-Unis

Si M. Trump impose finalement des droits de douane de 25 %, les entreprises préviennent déjà : elles augmenteront leurs prix. « Nous sommes sûrs d’une chose, c’est que nous ajusterons nos prix du coût exact de ces nouvelles taxes, affirme M. Périllat, directeur général de Valeo. Si c’est 25 %, nous augmenterons de 25 %. Nous ne pouvons pas faire autrement. Et nous agirons au jour le jour s’il le faut, comme pendant la crise inflationniste. » Il fait remarquer que Valeo « n’a pas 25 % de marge » [sa marge opérationnelle en 2024 a été de 4,3 % et sa marge nette de 0,8 %] et n’a donc guère le choix.

C’est d’autant plus vrai que sa production en Amérique du Nord comprend des va-et-vient de composants entre différents pays. « Certaines de nos pièces passent plusieurs fois la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique. » Si des droits de douane de 25 % sur le Mexique sont instaurés, chaque aller-retour deviendra problématique.

Ilham Kadri, PDG de Syensqo, a de même déjà annoncé à ses clients qu’elle répercuterait l’augmentation des droits de douane sur ses prix, le cas échéant, en appliquant un supplément tarifaire. « On peut espérer que ce soit temporaire, mais l’espoir n’est pas une stratégie », assure la PDG.

Augmenter les prix n’est cependant pas toujours possible. C’est souvent le cas dans l’industrie pharmaceutique, car beaucoup de médicaments ont des prix fixes négociés avec les caisses d’assurance. Quant à relancer une production aux Etats-Unis, c’est impossible à court terme, car les installations doivent être certifiées. C’est la raison pour laquelle les échanges mondiaux de produits pharmaceutiques sont jusqu’ici exemptés de droits de douane. Si ce n’est pas le cas cette fois-ci, des produits consacrés à l’exportation vers les Etats-Unis deviendraient instantanément non rentables.

Pour éviter d’avoir à augmenter les prix, d’autres industriels envisagent de renforcer leur présence aux Etats-Unis. C’est le cas du fabricant de pneus Michelin. L’entreprise pourrait « réorganiser ses priorités », a confié Florent Menegaux, son directeur général. « Quand nous regardons nos plans d’investissements mondiaux, on va peut-être devoir avancer les dates des projets aux Etats-Unis et ralentir des projets ailleurs. » Quelques jours plus tard, son directeur financier, Yves Chapot, a tenté de calmer les esprits en précisant que « nous n’allons pas désinvestir en Europe pour investir aux Etats-Unis ».

Mais décider des investissements sur la base d’une politique aussi erratique que celle de M. Trump est délicat, précise Mario Gnutti, un Italien vice-président du fabricant de composants pour moteurs qui porte son nom. Lui refuse pour l’instant de renforcer ses opérations américaines, Gnutti Carlo Group disposant déjà d’un site de production dans le Michigan : « On ne peut pas bâtir une stratégie industrielle à moyen ou long terme en réagissant seulement aux droits de douane. » Il étudie déjà comment partager avec ses clients américains le poids financier de futurs droits de douane.

Reste enfin une riposte qui consiste à… renforcer l’Europe, pour être moins dépendants des exportations. En Allemagne, plusieurs sources interrogées dans l’industrie soulignent l’urgence de renforcer économiquement l’Europe, qui doit redevenir une grande puissance économique, rappelant que le rapport Draghi, qui a formulé de nombreuses recommandations en ce sens au mois de septembre, doit recevoir « l’attention qu’il mérite ». « Le couple franco-allemand a beaucoup souffert pendant le mandat d’Olaf Scholz, et a conduit à ce que l’Allemagne ait une influence affaiblie à Bruxelles. Il est important que Berlin retrouve le plus rapidement possible une voix forte, et essaye d’éviter une guerre commerciale avec les Etats-Unis », souligne un responsable de l’industrie, qui espère beaucoup du futur chancelier chrétien-démocrate, Friedrich Merz, sur ce point.