June 9, 2025

Comment la Chine s’est préparée au grand affrontement avec les Etats-Unis

Même si les taxes brandies par Trump ferment à son rival chinois le marché américain, Pékin est capable d’endurer plus de souffrances dans la guerre commerciale.

Cyrille Pluyette de L’Express

Le président américain Donald Trump et son homologue chinois Xi Jinping, lors d'une recontre avec des dirigeants d'entreprises à Pékin, le 9 novembre 2017

Le président américain Donald Trump et son homologue chinois Xi Jinping, lors d’une recontre avec des dirigeants d’entreprises à Pékin, le 9 novembre 2017.

« Combien de temps durera cette guerre ? Ce n’est pas nous qui pouvons en décider. C’est à eux de le faire. Quelle que soit sa durée, nous ne céderons jamais ! Nous nous battrons jusqu’à ce que nous triomphions complètement ! », martèle le président chinois à l’adresse des Etats-Unis. L’auteur de ce discours ? Mao Zedong, le 7 février 1953, en pleine guerre de Corée – l’Amérique défend les forces du Sud de la péninsule ; la Chine et l’URSS, celles du Nord.

Opportunément rappelés par Pékin, ces mots auraient pu être prononcés par le lointain successeur du Grand Timonier, Xi Jinping, en réaction à l’Armageddon commercial déclenché par Donald Trump. D’autant que ce dernier, après avoir visé le monde entier, se concentre désormais sur la Chine – dont les produits étaient ciblés au 14 avril par 145 % de taxes additionnelles. Si le président chinois garde le silence face à la furie destructrice de son homologue américain, son gouvernement a prévenu : il se battra « jusqu’au bout ». Loin de faire allégeance, le géant asiatique rend coup pour coup au locataire de la Maison-Blanche, ulcéré par ce « manque de respect ». Au moment où nous écrivons ces lignes, Pékin avait riposté par 125 % de surtaxe sur les produits américains. Dans ce climat de tension et d’incertitude maximum, le site de e-commerce Amazon annule déjà des commandes en provenance de Chine. Et des bateaux chargés de marchandises qui devaient prendre la mer restent à quai dans les ports de Shanghai ou de New York.

La Chine finira-t-elle par accepter un accord – plus ou moins symbolique – avec l’autoproclamé « roi du deal » ? Les autorités chinoises, qui n’ont jamais respecté celui de 2020, à la fin de la première guerre commerciale, se disent « ouvertes au dialogue ». Mais une chose est certaine : Xi Jinping, qui a promis à son peuple la « renaissance de la nation chinoise » et de laver « un siècle d’humiliation », ne se couchera pas devant l’ex-homme d’affaires américain. La Chine n’a jamais oublié les guerres de l’opium (commencées en 1839 et 1856), à l’issue desquelles les vainqueurs occidentaux l’avaient forcée, à coups de traités inégaux, à ouvrir son territoire à leurs marchandises, avant de piller le Palais d’été et de dépecer l’empire des Qing. « La Chine est prête à payer le prix d’une escalade. Parce que son objectif final n’est pas économique, mais politique et géostratégique », résume Alice Ekman, directrice de la recherche de l’Institut des études de sécurité de l’Union européenne (EUISS).

Conséquences majeures sur l’économie américaine

Alors que les deux colosses, seuls sur le ring, frappent de plus en plus fort, le régime chinois est persuadé que Washington jettera l’éponge en premier. « Pékin semble penser que Trump bluffe, qu’il n’a pas la capacité de tenir ce niveau de taxes. De nombreux analystes doutent en effet de la résilience de cette administration face à de telles mesures qui, imposées aussi brusquement, auront des conséquences majeures sur la stabilité économique et politique des Etats-Unis, le pays de l’OCDE dont la croissance dépend le plus de la consommation des ménages et cette dernière le plus de l’étranger pour les biens manufacturés, souligne François Chimits, chercheur à l’institut Merics, à Berlin. Alors ils paient pour voir, comme au poker. Si Washington maintient ses herses douanières, les consommateurs américains subiront de plein fouet l’envolée des prix de biens courants et pourraient être privés de certains d’entre eux. Première reculade, la Maison-Blanche a annoncé le 12 avril des exemptions de surtaxe sur les ordinateurs, smartphones et autres produits high-tech venus de Chine. Compliqué de se couper de « l’usine du monde »… D’ores et déjà, des mèmes conçus avec l’intelligence artificielle circulent sur les réseaux sociaux chinois, montrant des Américains obèses contraints de travailler dans des usines textiles derrière des machines à coudre…

Sur le papier, pourtant, le combat paraît inégal, tant Pékin dépend davantage commercialement de Washington que l’inverse. La deuxième puissance mondiale a écoulé l’an dernier pour 439 milliards de dollars de marchandises vers les Etats-Unis, quand le montant des importations chinoises en provenance d’Amérique n’était que de 143 milliards. En cas de guerre commerciale prolongée, la République populaire, dont l’économie ralentissait déjà, souffrirait terriblement, avec de vrais risques sur. Mais elle pense pouvoir mieux résister à la douleur que son rival plus nanti.

De fait, le régime communiste, de par sa nature autoritaire, dispose de leviers que son concurrent n’a pas pour éviter que la situation ne dérape. La Chine a la possibilité de limiter les sorties de capitaux et une capacité plus forte à faire supporter des coûts à son économie et à ses ménages. Elle a notamment formé une « équipe nationale » chargée d’acheter des actions sur les Bourses chinoises pour en soutenir le cours. Et son appareil de propagande n’aura pas de mal à rendre Trump responsable des sacrifices que devront faire les Chinois.

La Chine n’a pas attendu pour fourbir ses armes

Même s’il ne s’attendait pas à une offensive de cette violence, le pays a eu le temps de se préparer, depuis la première guerre commerciale de Trump. Il a tenté de diversifier ses échanges, en réduisant la part des Etats-Unis dans ses exportations de 19,2 % à 14,7 % entre 2018 et 2024. Parallèlement, « le gouvernement a mis en place un arsenal complet de mesures de rétorsion, qui peuvent être très efficaces dans le rapport de force avec les Etats-Unis », pointe Camille Boullenois, directrice associée du cabinet Rhodium Group. Au-delà des droits de douane, cet arsenal comprend l’utilisation de la politique de concurrence pour viser des entreprises étrangères, ou encore des régulations qui permettent de suspendre la propriété intellectuelle de certaines entreprises en Chine, mais aussi des contrôles à l’exportation de biens essentiels, comme des minéraux rares, dont Pékin détient le quasi-monopole. Poussée à l’extrême, une telle mesure, qu’il a déjà commencé à appliquer, compromettrait l’avance technologique et militaire de Washington. Problème, ce type de représailles risque de mettre de l’huile sur le feu et d’inciter encore plus le reste du monde à se découpler de l’empire du Milieu.

Mais la Chine n’a pas attendu Trump pour fourbir ses armes. « Dès sa prise de pouvoir, fin 2012, Xi Jinping a anticipé l’intensification de la rivalité stratégique avec les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux, explique Tong Zhao, chercheur au Carnegie Endowment for International Peace, à Washington. Il a pensé que la montée en puissance de la Chine alarmerait les pays occidentaux. Voyant leur domination menacée, les Etats-Unis et leurs alliés ne pouvaient, selon lui, que devenir de plus en plus hostiles à l’égard de Pékin. Il fallait donc impérativement que la Chine devienne plus forte. » Dès lors, Xi Jinping n’aura qu’une obsession : imposer ses règles et ses normes sur la scène mondiale, réduire la dépendance de son pays à l’égard de l’Amérique, et accroître sa puissance militaire. En 2013, il lance le gigantesque chantier des nouvelles routes de la soie, destiné à construire des infrastructures sur toute la planète. Puis, en 2015, son plan China 2025, avec pour ambition de créer des champions mondiaux dans des secteurs technologiques d’avenir. La modernisation à marche forcée de l’armée démarre aussi à cette époque.

Le premier mandat de Trump confirme l’intuition de Xi Jinping. Elu sur la promesse de faire payer la Chine, qu’il accuse d’avoir « volé » des millions d’emplois à l’Amérique en raison de ses pratiques commerciales déloyales, le milliardaire dégaine ses premières salves tarifaires en 2018. A la même époque éclate l’affaire Huawei : alors que le champion chinois de la 5G est en pleine expansion (et suscite une méfiance croissante sur des enjeux de sécurité nationale), la fille du fondateur est arrêtée au Canada, accusée par Washington d’avoir contourné des sanctions contre l’Iran. Survient ensuite l’épidémie de Covid-19 : Trump dénonce un « virus chinois ». Plus grave, en 2020, dans un discours au vitriol, le secrétaire d’Etat Mike Pompeo évoque le projet d’aider le peuple chinois à conquérir sa liberté face au PCC. Alerte rouge pour le régime, qui voit sa sécurité menacée. « Le choc de Trump 1 a permis à Xi Jinping d’imposer avec force sa ligne au sein du parti communiste chinois, consistant à donner la primauté aux enjeux de sécurité nationale, et donc d’indépendance industrielle et technologique, sur la croissance à tous crins », synthétise François Chimits. Dans la foulée, l’administration Biden maintient une forte pression sur la Chine : non seulement les taxes décrétées par les républicains sont souvent conservées, mais elle en ajoute d’autres et instaure des restrictions drastiques sur des exportations de technologies clés.

Ces dernières années, Pékin a obtenu des succès spectaculaires dans le domaine des batteries et des véhicules électriques, des plateformes Internet ou de l’intelligence artificielle, et ne cesse d’accélérer dans les semi-conducteurs, les logiciels ou la santé. Même dans la culture, le géant asiatique veut compter sur ses propres forces : Ne Zha 2 est devenu cette année le plus grand succès de tous les temps pour un film d’animation, avec plus de 2 milliards de dollars de recettes. Dans l’histoire, le héros est un enfant qui affronte des monstres et des immortels pour protéger sa famille. Une allusion détournée à la guerre commerciale ?

Xi Jinping, qui veut faire de la Chine la première puissance mondiale en 2049, en est persuadé : « l’Ouest décline » quand « l’Est se redresse ». De son point de vue, l’Occident a amorcé un processus « d’autodestruction » avec le Brexit, en 2016, puis l’élection du populiste Donald Trump la même année, écrit le politologue Rush Doshi, ex-conseiller Chine de Joe Biden, dans son livre The Long Game : China’s Grand Strategy to Displace American Order (Ed. Oxford university press). « Pékin a estimé que les démocraties les plus puissantes du monde se retiraient de l’ordre international qu’elles avaient contribué à ériger et qu’elles avaient du mal à se gouverner elles-mêmes. La réponse de l’Occident à la pandémie de coronavirus en 2020, puis la prise d’assaut du Capitole par des extrémistes en 2021, ont renforcé le sentiment que ‘le temps et l’élan sont de notre côté’, comme l’a déclaré Xi Jinping peu après ces événements », développe l’auteur. Le chaos international provoqué par Trump 2 ne peut que le conforter dans cette idée.

Opportunités géopolitiques

La création de la Chine populaire, en 1949, fut la première étape de la résistance à l’Amérique. En 1956, Mao comparait les Etats-Unis à un « tigre de papier », qui s’écroulera lorsqu’on lui aura retiré une par une ses griffes et ses dents. A l’époque, le pays, pauvre et rural, n’a pas les moyens de ses ambitions. Il commence à prendre conscience de sa puissance en 2008-2009, pendant la crise financière, en constatant qu’il tient mieux le choc que l’Occident. La Chine ne tardera pas à devenir la deuxième puissance mondiale, mais ce n’est que depuis l’arrivée de Xi Jinping qu’elle cherche à se mesurer à l’Amérique sur tous les plans (économique, technologique, idéologique, diplomatique et militaire).

Le conflit commercial actuel pourrait constituer un nouveau « torture test », susceptible de faciliter les ambitions de la Chine dans la course à l’hégémonie mondiale. Si son économie résiste à la crise, le chaos créé par Trump lui offrira des opportunités géopolitiques. Même si le président américain fait volte-face et annonce une pause, le mal est fait. Loin d’être un modèle en matière de respect des droits de l’homme, Xi Jinping peut plus facilement se présenter comme un leader responsable sur la scène internationale ; se rapprocher des pays du Sud (notamment en Asie du Sud-Est), et de l’Europe ; et promouvoir ses technologies partout dans le monde. Pékin profitera par ailleurs de la perte de crédibilité de l’Amérique, de la fragilisation de son réseau d’alliances et de son retrait de nombre d’instances internationales. « L’administration Trump se lance dans un équivalent économique de la guerre du Vietnam – une guerre choisie qui débouchera bientôt sur un bourbier, sapant la confiance à l’intérieur du pays et à l’étranger dans la fiabilité et la compétence des Etats-Unis – et nous savons tous comment cela s’est terminé », écrit Adam S. Posen, président du Peterson Institute for International Economics, à Washington, dans la revue Foreign Affairs.

Dans ce climat inflammable, la lutte pour la domination mondiale pourrait-elle déraper en un conflit armé ? Ni Trump ni Xi ne veulent probablement se lancer dans une guerre entre deux superpuissances nucléaires, aux conséquences incalculables. Mais que se passerait-il si, demain, un accrochage se produisait entre des navires chinois et américain dans le détroit de Taïwan ? Au vu de ce que l’on observe sur le front commercial, une escalade n’est pas à écarter.