June 8, 2025

Amazon, emblème de la « génération J + 1 » : les clés du succès analysées par Jérôme Fourquet

Economie. Le géant américain de l’e-commerce, qui fête un quart de siècle de présence en France, a créé chez les moins de 40 ans un nouveau standard de consommation : vite acheté, vite livré.

Arnaud Bouillin de L’Express
Un colis avec le logo Amazon, dans un centre d'acheminement du géant américain à Werne en Allemagne, le 21 novembre 2024

Un colis avec le logo Amazon, dans un centre d’acheminement du géant américain à Werne en Allemagne, le 21 novembre 2024

afp.com/Ina FASSBENDER

Rarement enseigne américaine aura suscité autant de polémiques en France. Sur les cadences de travail de ses magasiniers. La créativité de ses déclarations fiscales. Ou la menace qu’elle ferait planer sur le commerce de proximité, librairies en tête. Et pourtant : vingt-cinq ans après le lancement d’Amazon.fr, en août 2000, 91 % des Français achètent sur le site fondé par Jeff Bezos et 29 % plusieurs fois par mois, révèle une enquête de l’Ifop réalisée mi-mars à l’occasion de cet anniversaire.

« Le parallèle avec McDonald’s est intéressant, note Jérôme Fourquet, directeur du département opinion et stratégies d’entreprise à l’institut de sondage. En 1999, des paysans réunis autour de José Bové démontent le McDo de Millau, dans l’Aveyron, symbole à leurs yeux de la malbouffe. Depuis, la chaîne de restauration a adapté son modèle aux spécificités tricolores et s’est fondue dans le paysage, au point que la France constitue désormais son deuxième marché mondial. Sur un créneau différent, Amazon a suivi la même voie. »

Choix, prix, livraison : la Sainte Trinité

Une rédemption intimement liée à l’essor fulgurant de l’e-commerce français. De 8 milliards d’euros en 2005, le chiffre d’affaires du secteur a bondi à 175 milliards l’an dernier. Cette progression, ininterrompue, s’est même accélérée depuis la sortie du Covid, avec la digitalisation de nos modes de vie et la montée en puissance du télétravail – qui facilite la réception des colis à domicile, entre deux visios.

Amazon, la locomotive du commerce en ligne.

Amazon, la locomotive du commerce en ligne.

« Le succès d’Amazon repose sur le même triptyque, quel que soit le pays : un large choix, des prix bas, une livraison fiable et rapide », résume Frédéric Duval, son directeur général pour la France. Les réglementations locales diffèrent parfois, comme celle sur le prix du livre, qui existe chez nous et en Allemagne, pas au Royaume-Uni. « Mais rien de saillant », estime le patron, désormais à la tête de 25 000 salariés en CDI.

Sur l’importance du choix et du prix, la recette n’est pas nouvelle : dans les années 1950 et 1960, la grande distribution a joué ces mêmes cartes pour percer dans les habitudes de consommation des Français, en lieu et place des petits commerces de détail. En un sens, Amazon est l’héritier numérique des Leclerc, Carrefour et autres Auchan, même si ses revenus en France – autour de 12 milliards d’euros en 2023, dernier montant connu – ne représentent que 10 % des ventes en grandes surfaces alimentaires, d’après les données de NielsenIQ.

Le règne du « tout, tout de suite »

Dans la livraison, en revanche, le site américain a clairement défini, et imposé, un nouveau standard. L’étude de l’Ifop est édifiante : 47 % des Français qui achètent en ligne se disent prêts à y renoncer si le délai de livraison est supérieur à soixante-douze heures. Et 33 % ne tolèrent pas plus de vingt-quatre heures. Ce niveau d’exigence est encore plus élevé chez les clients réguliers d’Amazon, avec respectivement 58 % et 43 % d’impatients. Le service a créé le besoin, et non l’inverse : une prouesse dont peu d’entreprises au monde peuvent se targuer.

Quand leurs aînés plébiscitent la variété des références proposées – le « tout » –, les moins de 40 ans font de la vitesse d’expédition leur critère d’achat n° 1 sur la plateforme – le « tout de suite ». Pour les satisfaire, l’abonnement Amazon Prime – 6,99 euros par mois – tombe à pic : il propose l’acheminement de plus de 2 millions d’articles en un jour ouvré. Voire le soir même, au-delà de 35 euros de commande, à Paris et en Ile-de-France, ainsi qu’à Lille, Lyon et Bruxelles.

Comme le rappelle Jérôme Fourquet, « cette ‘génération J + 1’ est née, ou presque, avec Amazon ». De la même manière qu’elle se fait livrer en une heure ses dîners de la semaine, via des sites comme Uber Eats ou Deliveroo, elle ne conçoit pas de se déplacer pour s’offrir un sèche-cheveux, une cocotte en fonte ou le dernier Goncourt. « L’usage d’Amazon transcende les clivages traditionnels : cadres-ouvriers, hommes-femmes ou villes-campagnes, poursuit le maître analyste de l’Ifop. Le seul facteur discriminant est l’âge : 41 % des moins de 40 ans achètent plus d’une fois par mois sur le site, contre 23 % chez les plus âgés. »

Un Golden Globe pour vendre plus de chaussures

Grâce à une mécanique parfaitement huilée, adossée aujourd’hui à 37 sites logistiques qui fourmillent de robots et d’intelligence artificielle, 35 000 points retraits et 4 500 casiers automatiques répartis dans l’Hexagone, le géant de Seattle a parfaitement accompagné « cette accélération des temps sociaux, rendue possible par Internet et les smartphones », relève Jérôme Fourquet.

Que faire de ces plages de liberté, arrachées à la corvée des courses ? Un moment de détente, bien sûr. Mais pas n’importe laquelle. Dès 2005, Amazon lance un programme de fidélité payant, baptisé Prime, qu’il enrichit au fil des années de différents privilèges : séries télé exclusives, musique, bibliothèque numérique, stockage de photos… « Quand nous gagnons un Golden Globe, cela nous aide à vendre plus de chaussures », résume Jeff Bezos dix ans plus tard, au moment où le service débarque dans de nombreux pays, dont la France. Ce trait de génie permettra à l’entreprise de convertir des millions d’acheteurs occasionnels en pratiquants zélés.

Si le réflexe Amazon est désormais bien installé chez les Français, Frédéric Duval s’efforce d’ancrer l’idée que la firme américaine participe aussi à la croissance économique du pays. « Nous comptons 16 000 vendeurs tiers d’origine française, précise-t-il. Grâce à nous, toutes ces entreprises ont écoulé l’an dernier 100 millions de produits, soit 190 à la minute. »

Sur le site, un espace spécifique baptisé « La vitrine française » met en avant leurs productions, de la poêle Tefal aux stylos Bic en passant par les sacs-poubelle Alfapac. En septembre dernier, Frédéric Duval participait à La Plage aux entrepreneurs, à Arcachon, un événement dédié au made in France. Il y a croisé une vieille connaissance, Arnaud Montebourg : l’ancien patron de Bercy s’était déplacé en personne pour célébrer, en 2012, l’installation d’un entrepôt Amazon à Sevrey, au sud de Chalon-sur-Saône, son fief électoral. Une onction ministérielle qui valait, à l’époque, tous les brevets de patriotisme.