June 9, 2025

Guerre commerciale : « Pour le Canada, un rapprochement avec l’Europe serait bénéfique »

Amérique. Alors que les Canadiens s’apprêtent à se rendre aux urnes, l’ancienne ministre de l’Économie du Québec, Dominique Anglade, analyse les chantiers à venir pour le vainqueur de l’élection.

Propos recueillis par Tatiana Serova de L’Express
Les drapeaux canadien et américain déployés à Blaine, dans l'Etat de Washington, à proximité de la frontière entre les deux pays, le 5 mars 2025.

Le Canada doit multiplier les alliances et renforcer sa souveraineté pour faire face aux Etats-Unis, estime Dominique Anglade

Le long du 45e parallèle, l’ambiance est électrique ces derniers mois. Quand les Etats-Unis jouent la provocation en parlant du « 51e État » américain, le Canada retire de ses rayons des produits provenant de son voisin. Dans cette zone de libre-échange, autrefois synonyme de coopération, les barrières douanières se dressent. La tension monte aussi au Canada même. Conséquence de la démission du premier ministre Justin Trudeau en janvier, des élections se tiennent lundi 28 avril. Ce n’est plus qu’une question d’heures avant que le pays ne découvre le visage de son successeur. En tête des intentions de vote : Mark Carney, chef du Parti libéral. Mais rien n’est joué. Il y a quelques mois encore, Pierre Poilievre, figure montante des conservateurs, dominait les sondages.

Ces rouages politiques, Dominique Anglade les connaît par cœur. Lorsque les premiers droits de douane de Donald Trump s’abattaient sur le pays de l’érable, elle était ministre de l’économie du Québec. Cette quinquagénaire à la poignée de main ferme a fait ses armes dans le monde des affaires — Procter & Gamble, McKinsey — avant de prendre les rênes du Parti libéral québécois, qu’elle dirigera entre 2020 et 2022. Désormais professeure associée et co-leader à la direction de la transition durable à HEC Montréal, elle revient pour L’Express sur les défis qui attendent son pays dans ce bras de fer avec l’Amérique.

L’Express : La renégociation de l’accord Canada – États-Unis – Mexique (Aceum) approche à grands pas. Face à un Donald Trump qui multiplie les invectives, quelle posture le Canada devrait-il adopter à la table des négociations ?

Dominique Anglade : Il est encore trop tôt pour parler des discussions sur l’accord. Non seulement la stratégie va dépendre du résultat des élections, mais on ne sait même pas dans quel contexte on sera d’un point de vue tarifaire ! Une chose est sûre : ce ne sera pas du tout la même renégociation que la dernière fois. À l’époque, on avait un interlocuteur qui était, certes, difficile, mais minimalement prévisible. On savait que certains dossiers, comme le bois d’œuvre, seraient épineux, mais que l’on pouvait s’entendre sur d’autres points… Ce qui est loin d’être garanti cette fois-ci.

Cela dit, il faut prendre un peu de recul. Au-delà de l’accord, c’est la question de la relation avec les États-Unis qui est en jeu. On parle beaucoup de Trump comme s’il était la cause de tous les maux. En réalité, il est la conséquence d’une radicalisation progressive du parti républicain et d’une polarisation de la société américaine. Cette situation va durer pendant un certain temps, et nous devons nous y adapter.

Ces derniers mois, des représentants provinciaux canadiens ont évoqué la possibilité d’exclure le Mexique des négociations sur l’Aceum. Quel jeu d’alliances le Canada est-il en train de mener ?

Lorsque le libre-échange battait son plein, il y avait une harmonie amicale entre les trois pays de notre région. Aujourd’hui, ce contexte a changé : nous ne sommes plus dans une économie de paix. Effectivement, il n’y a pas, à ce jour, de front commun entre le Mexique et le Canada face aux Etats-Unis, alors même que l’on gagnerait à unir nos forces dans cette négociation.

Il faut que l’on établisse des liens avec d’autres partenaires. Toutes les options devraient être mises sur la table. L’Accord économique et commercial global (AECG) entre le Canada et l’Union européenne, par exemple, est en application à 95 %, il serait bien que l’on puisse enfin le ratifier. Un rapprochement avec l’Europe serait bénéfique notamment dans l’innovation, pour travailler à un leadership commun sur les nouvelles technologies.

En réalité, cette volonté de diversification n’est pas nouvelle. Dès le premier mandat de Trump, nous avons commencé à explorer de nouveaux partenariats, notamment en Asie. Il y a eu des progrès, mais pas d’impulsion réelle. Car il n’y avait pas d’urgence comme aujourd’hui. Mais il y a une réalité à laquelle on ne pourra pas échapper : le Canada exporte plus de 75 % de ce qu’il produit aux États-Unis. Géographiquement parlant, on sera toujours très liés.

Vous étiez au pouvoir lors du premier mandat de Donald Trump. Quel moment fort retenez-vous de cette période ?

Mon souvenir le plus marquant est celui des droits de douane imposés à l’industrie aérospatiale. Notre champion national, Bombardier, fabriquait des avions destinés au marché américain. Il y avait des discussions difficiles avec Boeing [NDLR : qui reprochait à Bombardier de casser ses prix] mais aussi avec Airbus.

Puis, du jour au lendemain, des droits de douane de 300 % ont été décrétés. On pensait que 30 % seraient le pire scénario ! Nous avons été vraiment pris de court. Ces taxes sont restées en place pendant plusieurs mois, alors même que nous avions envoyé un négociateur à Washington sur-le-champ. Cette épreuve a révélé à quel point le ton pouvait monter soudainement, mais nous avons fini par gagner la bataille juridique.

Quels sont les autres défis que le Canada doit relever pour être moins vulnérable face à l’imprévisibilité américaine ?

Au-delà de la diversification, le défi fondamental est de renforcer notre souveraineté. Nos données ne peuvent pas résider dans des clouds que nous ne contrôlons pas. Cette souveraineté est donc essentielle sur le plan numérique, mais aussi par rapport à l’Arctique : nous possédons 20 % des réserves d’eau douce dans le monde, de nombreux minéraux critiques… Il y a beaucoup de choses que l’on a besoin de protéger, surtout à l’heure où ces ressources pourraient être ciblées par les Etats-Unis dans une logique transactionnelle.

Enfin, un autre volet, qui m’interpelle d’un point de vue universitaire, notamment avec HEC Montréal, est la question de la polarisation. On a besoin de mettre en place une souveraineté universitaire et de travailler à dépolariser un monde où il n’y a plus de dialogue. Il faut être capables d’avoir des conversations difficiles. On connaît les « safe space », mais il faut penser à avoir des « brave space » où les opinions contraires se rencontrent.