La guerre commerciale force le découplage entre la Chine et les Etats-Unis
Le Monde
L’escalade des droits de douane causée par Donald Trump crée les conditions d’un bouleversement pour l’économie mondiale : l’éloignement irrémédiable des deux premières puissances industrielles, technologiques et financières de la planète.
Le divorce de l’Amérique de Donald Trump avec la Chine se fait dans la douleur. En interdisant à Nvidia, champion des puces de l’intelligence artificielle, de vendre à Pékin des microprocesseurs pourtant peu sophistiqués, le président américain a provoqué de nouveaux soubresauts sur les marchés financiers mercredi 16 avril. L’action Nvidia a reculé de 6,9 %, entraînant dans son sillage les valeurs technologiques américaines et l’indice Nasdaq qui a perdu 3,07 %. Ainsi, les marchés financiers font payer au prix fort ce découplage sino-américain voulu par Donald Trump. Et le président chinois, Xi Jinping, en résistant, s’ingénie à en accentuer le coût pour les Etats-Unis. Déjà, Donald Trump a dû suspendre, contraint et forcé, les droits de douane sur les appareils électroniques produits en Chine tant ils menaçaient de faire sombrer Apple, qui fabrique l’essentiel de ses iPhone dans l’empire du Milieu, et l’électronique américaine. Mais il est pour l’heure inflexible sur le reste des importations chinoises, toujours taxées à hauteur de 145 % depuis le 10 avril, un niveau sur lequel ne s’est pas exactement aligné Pékin dans sa réponse, qui a répliqué en appliquant dans la foulée, le 11 avril, des droits de douane de 125 %. La Chine a choisi d’actionner toute une série de leviers, comme l’interdiction faite à ses compagnies aériennes de réceptionner les livraisons d’avions Boeing. Furieux, Donald Trump a accusé la Chine de ne pas respecter ses contrats. Plus discrètement, Pékin a créé un système de licences pour l’exportation de certaines terres rares, suspendant dans les faits les livraisons d’une partie de ces métaux stratégiques qui servent à fabriquer des aimants indispensables dans les smartphones, l’imagerie médicale, les véhicules électriques ou les missiles. Dans les ports chinois, l’envoi de nombreux produits vers les Etats-Unis a été suspendu ces derniers jours, soit à l’initiative des usines chinoises, soit à la demande des clients américains. Tous espèrent que la guerre des droits de douane sera brève et misent sur une expédition décalée. Faute de quoi, la rupture se fera ressentir concrètement, d’ici quelques semaines, dans les magasins de jouets ou d’électroménager américains, accélérant un découplage si souvent évoqué, mais qui ne se réalisait en fait qu’à faible rythme. En dépit d’un discours d’affrontement entre les Etats-Unis et la Chine engagé sous Barack Obama, une première guerre commerciale commencée par Donald Trump et poursuivie par Joe Biden – officiellement pour des raisons de sécurité –, le désarrimage des deux premières économies de la planète n’avait pas encore eu lieu. Mais les barrières douanières infligées par Trump et les représailles décidées par Xi Jiping ont créé une incertitude majeure, qui pourrait forcer la rupture. Celle-ci s’est jusqu’à présent révélée sinon impossible, du moins coûteuse. Pourtant, les conditions de ce qui serait un mouvement tectonique majeur pour le monde – l’éloignement irrémédiable des deux premières puissances économiques de la planète – ne sont plus loin d’être réunies. Dans les chiffres, la séparation des deux économies est apparemment déjà à l’œuvre. Le déficit commercial des Etats-Unis vis-à-vis de la Chine, qui avait atteint un record de 418 milliards de dollars en 2018, s’est réduit à 295 milliards de dollars (260 milliards d’euros) en 2024. Cette baisse ne s’explique pas par un bond des exportations américaines, dérisoires (143 milliards de dollars en 2024), mais par le recul des importations chinoises, passées de 538 à 438 milliards de dollars. Une partie de cette réduction est certes une illusion d’optique : le Mexique sert manifestement de plus en plus de porte d’entrée aux produits chinois sur le territoire nord-américain. Ainsi, sur la même période, le déficit bilatéral avec Mexico s’est envolé de 95 milliards de dollars, pour atteindre 172 milliards de dollars. Surtout, la séparation se révèle parfois douloureuse. La Chine s’est démarquée dans la fabrication industrielle de produits et composants que les Américains ne fabriquent pas, avec des avantages compétitifs qui ne sont pas que salariaux ; les Etats-Unis ont besoin d’elle. Le patron d’Apple avait expliqué ses motivations dans une vidéo en 2024. « L’idée reçue est que les entreprises s’installent en Chine en raison de la faiblesse des coûts de main-d’œuvre (…), mais la vérité est qu’elle n’est plus un pays à faible coût de main-d’œuvre depuis de nombreuses années », expliquait Tim Cook, dont le sous-traitant Foxconn a déplacé la production des iPhone de Shenzhen, sur la côte industrialisée, vers la région rurale plus pauvre du Henan à partir de 2010 pour réduire l’impact de la hausse des salaires chinois. La production en Chine s’explique, selon M. Cook, par « la quantité de compétences réunies en un seul endroit et leur nature. Nos produits nécessitent un outillage très sophistiqué et la précision requise pour l’outillage et le travail des matériaux que nous utilisons est à la pointe de la technologie ». L’iPhone et les équipements électroniques sont les plus menacés par ce scénario. Les Etats-Unis importent 127 milliards de dollars d’équipements électroniques chinois par an, suivis par 85 milliards de machineries, chaudières et du matériel nucléaire, 32 milliards pour les jouets et objets sportifs, puis 21 milliards pour les plastiques. A la bataille sur l’import-export s’ajoute la crainte que la Chine ne cherche à réduire l’empreinte de marques américaines implantées sur son territoire. Sur le marché du café, Starbucks fait ainsi face en Chine à la rapide montée d’acteurs locaux tels que Luckin, de plus en plus installés dans la vie quotidienne des Chinois. L’exposition à la Chine est similaire pour Nike qui y réalise 15 % de son chiffre d’affaires grâce aux consommateurs chinois (contre 43 % pour le marché nord-américain), mais voit des marques locales telles qu’Anta ou Li Ning gagner très fortement en respectabilité. Starbucks, Nike et Caterpillar ont perdu en Bourse environ 30 % de leur valeur depuis les plus hauts du début de l’année. En mars, 286 d’entre elles étaient cotées aux Etats-Unis, pour une capitalisation boursière totale de 1 100 milliards de dollars. Un an plus tôt, elles n’étaient que 265, selon un décompte officiel de l’Etat fédéral. Surtout, depuis début 2024, 48 entreprises chinoises ont fait leur entrée dans les Bourses américaines, levant 2,1 milliards de dollars. « Les Etats-Unis disposent de deux atouts majeurs : le retrait de la cote et l’interdiction d’investissement aux Etats-Unis », écrit la firme d’analyse Jefferies, citée par Bloomberg. Pékin voit la présence de ses entreprises à Wall Street comme une faille importante, mais à laquelle il n’y a pas de solution à court terme. La Chine est de même le second créditeur des Etats-Unis, derrière le Japon, avec quelque 760 milliards de dollars de bons du Trésor. Pékin a été accusée d’avoir vendu massivement ces titres, accélérant une crise obligataire le 11 avril qui a forcé Donald Trump à suspendre les droits de douane prétendument réciproques à ses partenaires à part la Chine. Ce reproche est impossible à prouver, mais le simple soupçon est une arme puissante contre les Etats-Unis aux mains de Pékin. « Je pense que la Chine est déjà en train d’instrumentaliser ses avoirs en bons du Trésor, a déclaré à CNBC Chen Zhao, stratégiste en chef chez Alpine Macro. Ils vendent des bons du Trésor américain et convertissent le produit de la vente en euros ou en Bunds allemands. Cela correspond tout à fait à ce qui s’est passé ces dernières semaines. » Michael Brown, stratégiste chez Pepperstone, ne voit au contraire pas l’intérêt d’une telle manœuvre, estimant qu’elle conduirait à une appréciation du yuan, qui saperait la compétitivité chinoise. La rupture s’accélère également dans les champs. Obsédée par la nécessité de nourrir son immense population, la Chine cherche à réduire ses achats de produits agricoles américains et à sanctionner au passage les régions agricoles, bastions du trumpisme. Le Brésil a devancé, à partir de la décennie 2010, les Etats-Unis comme premier fournisseur de soja de la Chine puis les a dépassés sur le maïs en 2023. En retour, l’agriculture américaine devient moins dépendante de la Chine : alors que celle-ci est longtemps restée le premier marché d’exportations des fermiers américains, elle est passée derrière le Mexique et le Canada en 2024. Les droits de douane de Trump accélèrent le mouvement : la Chine a procédé à des commandes massives de soja brésilien ces dernières semaines et envoyé un vice-ministre de l’agriculture à Brasilia, jeudi 17 avril, pour chercher à combler ce manque, le soja américain perdant tout attrait avec des droits de 125 %. Découplage. Le mot est désormais dans toutes les têtes et, en tant qu’objectif, il est jugé tout à fait « possible » par Jamie Dimon, patron de la plus grande banque américaine, J.P. Morgan, dans un entretien au Financial Times. Mais, celui-ci préférerait, comme le reste du patronat américain, une alliance préalable avec les Européens. « L’Amérique d’abord, c’est bien, mais pas l’Amérique seule », a asséné M. Dimon. Ce n’est pas la voie suivie depuis sa réélection par Donald Trump, incapable pour l’instant d’engager une négociation raisonnable avec Xi Jinping. Le président chinois, lui, cherche à renforcer la coopération économique avec les pays d’Asie du Sud-Est. Après avoir visité le Vietnam au début de la semaine du 14 avril, il s’est rendu, mercredi 16 avril, en Malaisie, avant de continuer sa tournée au Cambodge, jeudi. Marquée par la signature de nombreux accords de partenariat, cette tournée vise à organiser une riposte coordonnée aux droits de douane américains. Et à bâtir une aire de prospérité sans l’Amérique.
Une incertitude majeure
Les Etats-Unis ont besoin de la Chine
Un lien financier
Moins d’étudiants chinois aux Etats-Unis
Du soja brésilien plutôt qu’américain