Les jeunes marocains doivent se réapproprier le patrimoine national
Ali Rguigue, directeur général d’Artcoustic, nous dévoile les ambitions créatives et culturelles de ses studios, qui s’imposent comme un acteur majeur dans l’animation marocaine. À travers des projets comme «Tourat Al Maghrib», Artcoustic met en lumière le riche patrimoine marocain. Le studio ne se limite pas à ce projet : en préparation, une série animée sur Touria Chaoui, première aviatrice marocaine, et un court métrage en stop-motion, «Harun et Mamun», destiné à briller au Festival d’Annecy. À travers ces initiatives, Artcoustic s’affirme comme un pionnier de l’animation au Maroc, alliant créativité, exigence documentaire et engagement pour la transmission du patrimoine sur la scène internationale.

Nadia Ouiddar
Le Matin : Pourquoi avoir choisi un format animé pour «Tourat Al Maghrib» ?
Ali Rguigue : Nous avons fait le choix du format animé, car, jusqu’à présent, le grand public – et en particulier les jeunes – n’a jamais eu l’occasion de découvrir un documentaire sur le patrimoine marocain dans un style à la fois accessible, engageant et visuellement captivant. La majorité des contenus existants restent souvent cantonnés à des formats de podcast ou de documentaires classiques, qui peinent à séduire une audience plus jeune et diversifiée.
Le format animé offre ici une réponse innovante : il permet de vulgariser des sujets complexes sans en trahir la richesse, de raconter l’histoire autrement, avec sensibilité, humour parfois, et surtout avec un langage visuel qui parle à toutes les générations. Grâce à l’animation, chaque capsule de «Tourat Al Maghrib» devient une véritable expérience sensorielle, mêlant reconstitutions visuelles, ambiances sonores soignées et narration immersive.
Ce choix nous a permis de toucher une audience plus large et de créer un contenu inédit au Maroc : un documentaire qui allie exigence historique et esthétique moderne, pour faire rayonner notre patrimoine aussi bien sur les écrans de télévision que sur les plateformes numériques. Le succès rencontré, notamment auprès des jeunes, confirme la pertinence de ce format pour transmettre et faire aimer l’héritage culturel marocain.
Comment est né ce projet ? A-t-il été conçu dès le départ pour être diffusé pendant le Ramadan ?
Le projet «Tourat Al Maghrib» est né il y a plus de quatre ans, suite à une première série d’initiatives autour de dessins animés dédiés à des figures marquantes de l’histoire du Maroc et au patrimoine immatériel. Ces productions ont éveillé en nous une véritable vocation : celle de mettre l’animation au service de la mémoire collective, de raconter notre histoire d’une manière innovante et accessible.
Ce désir de transmission a naturellement conduit à la conception de «Tourat Al Maghrib». Lorsque nous avons présenté le projet au ministère de la Jeunesse, de la communication et de la culture (MJCC), cette collaboration nous a offert un cadre structurant et précieux. Le ministère nous a aidés à affiner notre ligne éditoriale, à orienter nos choix thématiques et documentaires, et surtout à nourrir une démarche de fond : comprendre l’histoire du Maroc pour mieux la raconter. Avant de penser à la transmettre, nous avons ressenti le besoin, en tant qu’équipe créative, de l’explorer nous-mêmes, de la découvrir avec fraîcheur et curiosité.
Il est important de préciser que le projet n’a pas été conçu, à l’origine, pour une diffusion durant le mois du Ramadan. C’est un projet de fond, pensé pour exister en dehors des temps forts télévisuels. Cependant, la qualité des contenus, leur format accessible et la forte adhésion du public – avec plusieurs millions de vues sur les plateformes du MJCC – ont suscité l’intérêt de «2M». La chaîne a vu dans «Tourat Al Maghrib» un contenu culturel fort, capable de toucher un large public. La diffusion pendant le Ramadan s’est donc imposée comme une opportunité idéale, mais ce n’était pas une finalité initiale.
Le studio Artcoustic, avec le soutien du ministère de la Jeunesse, de la communication et de la culture, dévoile «Tourat Al Maghrib», un projet documentaire animé, qui se décline en plusieurs capsules dédiées à la mise en valeur du patrimoine marocain sous toutes ses formes. Plus qu’une simple immersion historique, cette initiative met en lumière le patrimoine matériel et immatériel du Royaume, afin de mieux le faire connaître et de le transmettre aux nouvelles générations, à travers un prisme visuel et narratif inédit.
La série s’appuie sur des recherches menées par des historiens et des experts. Comment avez-vous sélectionné ces spécialistes et quelles ont été les principales sources utilisées ?
Pour un projet comme «Tourat Al Maghrib», il était impensable de s’appuyer sur les travaux d’un seul historien ou d’une seule source. Dès le départ, notre démarche a été d’élargir le champ des recherches de manière multidisciplinaire, en croisant les regards et les expertises afin de garantir à la fois la justesse du propos, la diversité des points de vue et la richesse des récits.
Nous avons ainsi collaboré avec des experts confirmés, mais également avec des responsables du patrimoine au sein du ministère de la Jeunesse, de la communication et de la culture, des conservateurs de musées, des anthropologues, des artistes et des praticiens eux-mêmes porteurs de traditions vivantes. Cette approche «peer-reviewed» multicanal nous a permis d’enrichir chaque capsule par des sources complémentaires et souvent inédites.
Pour les épisodes consacrés à la Aïta et au Malhoun, nous nous sommes notamment appuyés sur des anthologies de référence, des ouvrages spécialisés, ainsi que sur des fragments d’archives sonores et des témoignages de chanteurs emblématiques. Certains d’entre eux ont partagé avec nous des récits personnels et des versions peu connues de chants, qui viennent renforcer la valeur documentaire et émotionnelle de la série.
Concernant le caftan, en plus des contributions du Musée des Oudayas, nous avons puisé dans les collections présentées lors des récentes expositions nationales et internationales, notamment celles en lien avec les démarches d’inscription à l’Unesco. Ces événements nous ont donné accès à une documentation visuelle précieuse, que nous avons réinterprétée dans la série sous forme de photocollages animés.
Tout au long du processus, les directions patrimoniales du ministère nous ont guidés dans la sélection des contenus les plus pertinents, tout en validant la cohérence historique et culturelle des capsules. C’est cette synergie entre documentation scientifique, mémoire vivante et création artistique qui donne à «Tourat Al Maghrib» sa profondeur et son authenticité.
La collaboration avec le Musée des Oudayas a permis d’intégrer des éléments visuels uniques. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette coopération et sur d’autres partenariats qui ont enrichi la série ?
La collaboration avec le Musée des Oudayas a été déterminante, car elle nous a permis d’intégrer des éléments visuels authentiques issus de véritables pièces patrimoniales. Grâce à l’accès à des photographies exclusives de caftans anciens, exposés et conservés depuis des décennies, nous avons pu reproduire fidèlement leur richesse esthétique dans nos capsules, sous forme de photocollages animés. Ce lien direct avec des pièces historiques réelles a apporté une profondeur visuelle et documentaire unique à la série. En parallèle, d’autres partenariats avec des experts, chanteurs et institutions ont enrichi les épisodes dédiés à la Aïta, au Malhoun ou encore au Zellige.
Avec des millions de vues en ligne, pensez-vous que l’animation permet de transmettre de manière plus engageante des éléments du patrimoine immatériel du Maroc, comme la musique et l’artisanat ?
Absolument. Les épisodes de «Tourat Al Maghrib», diffusés sur les plateformes «Why Morocco», le portail national du MJCC et la chaîne «2M», sont rapidement devenus viraux, cumulant plusieurs millions de vues. Ce succès montre à quel point le format animé représente un levier puissant et innovant pour transmettre le patrimoine immatériel du Maroc, en particulier des domaines sensibles et sensoriels comme la musique, l’artisanat ou les traditions orales.
Contrairement au format documentaire classique en live action, qui implique des castings et des tournages souvent limités par les contraintes du réel, l’animation nous offre une liberté esthétique totale. Elle permet de reconstituer avec précision des détails visuels parfois disparus – textures, gestes artisanaux, motifs oubliés – et de les contextualiser dans des récits portés par des personnages et des décors profondément ancrés dans leur région d’origine. Cette capacité à recréer, à styliser, sans trahir, rend l’animation unique pour transmettre l’émotion, la beauté et la complexité de notre patrimoine.
Pensez-vous qu’il y a un besoin de réappropriation du patrimoine national ?
Absolument, il y a aujourd’hui un réel besoin – et même une urgence – de réappropriation du patrimoine national, en particulier chez les plus jeunes générations. Pendant longtemps, nous avons manqué de supports accessibles, adaptés à leur langage et à leurs habitudes de consommation culturelle. Le choix d’un format animé pour «Tourat Al Maghrib» répond précisément à cette nécessité : raconter notre histoire avec un ton juste, une esthétique contemporaine, et une narration qui parle à tous.
Nous avons une histoire ancestrale, d’une richesse exceptionnelle, mais que nous avons parfois négligé de préserver ou de transmettre avec rigueur. Ce manque de vigilance a, au fil du temps, ouvert la voie à des formes de plagiat culturel ou d’appropriations extérieures, souvent dues à l’absence de récits forts portés par nous-mêmes. «Tourat Al Maghrib» s’inscrit dans cette volonté de reprendre la parole, de documenter notre héritage avec exigence, et de le faire rayonner à travers une forme innovante, vivante et profondément marocaine.
Pensez-vous que les jeunes générations, qui sont souvent plus connectées à la technologie, sont particulièrement réceptives à ce type de format animé pour découvrir le patrimoine marocain ?
Oui, clairement. Les jeunes générations sont profondément connectées à l’image, au rythme, et aux formats numériques courts et immersifs. Le format animé répond parfaitement à ces nouvelles habitudes de consommation : il capte l’attention, facilite la compréhension, et permet une transmission plus intuitive et émotionnelle du contenu culturel.
Avec «Tourat Al Maghrib», nous avons voulu créer un pont entre le passé et le présent, entre un patrimoine parfois méconnu et un public jeune en quête d’identification et de fierté culturelle. Le succès rencontré sur les plateformes numériques, avec plusieurs millions de vues, montre que ce format suscite un véritable intérêt, voire un attachement. C’est une manière efficace et stimulante de reconnecter la jeunesse marocaine à son héritage, sans jamais sacrifier l’exigence historique ni la qualité artistique.
Quels ont été les principaux défis techniques et artistiques dans la réalisation de cette série ?
L’un des principaux défis artistiques de «Tourat Al Maghrib» a été de créer, pour chaque épisode, un univers visuel distinct, fidèle à la richesse du patrimoine abordé. Nous avons combiné plusieurs techniques d’animation – «frame by frame», illustration stylisée, photocollage animé – pour restituer avec justesse les détails culturels et esthétiques.
Pour l’épisode sur le caftan, par exemple, nous avons travaillé à partir de véritables modèles anciens, intégrés sous forme de photocollages animés, afin de restituer la finesse des broderies et la noblesse des matières. Pour le Malhoun, nous avons reconstitué des lieux emblématiques tels que les Foundouks et les Médersas, où cette poésie chantée a longtemps résonné. La Aïta, de son côté, a exigé une étude précise de la typologie des musicien(ne)s, de leur posture scénique, de leurs instruments et de leur ancrage régional.
Même des éléments plus discrets, comme le tarbouch, ont été reconstitués selon leur processus de fabrication exact, en s’appuyant sur des artisans et des archives. Le défi était de conjuguer exigence documentaire, esthétique animée et narration fluide, tout en rendant hommage à la diversité du patrimoine marocain dans toute sa complexité.
Le Maroc dispose encore de peu de productions d’animation sur son patrimoine. Pensez-vous que «Tourat Al Maghrib» peut inspirer d’autres projets similaires ?
C’était effectivement le cas il y a quelques années, mais les choses évoluent rapidement. Aujourd’hui, plusieurs studios marocains prennent de l’ampleur et s’engagent activement dans des projets d’animation à forte portée culturelle. «Tourat Al Maghrib» s’inscrit dans cette dynamique et, s’il peut inspirer d’autres initiatives, tant mieux.
Nous poursuivons d’ailleurs sur cette lancée avec Les Marocains du ciel, une série animée produite par nos soins, consacrée à Touria Chaoui et Abbas Ibnou Farnas, qui sera diffusée dans les prochains mois sur «2M». D’autres studios travaillent actuellement sur des séries feuilletonnées autour de la Aïta ou du Maroc du futur, en mêlant patrimoine, science-fiction et intelligence artificielle. On assiste à une véritable effervescence créative qui témoigne d’une prise de conscience : l’animation peut devenir un vecteur puissant pour raconter notre histoire et imaginer notre avenir.
Après «Tourat Al Maghrib», Artcoustic prévoit une série animée sur Touria Chaoui. Quels défis spécifiques cela représente-t-il, notamment en termes de représentation historique et culturelle ?
La réalisation d’une série animée sur une figure historique comme Touria Chaoui représente un défi tout aussi passionnant que complexe. Contrairement à un documentaire traditionnel, l’animation exige une reconstitution visuelle complète, où chaque détail – qu’il s’agisse des lieux, des vêtements, des objets ou même des postures – doit être fidèle à l’époque et porteur de sens.
Le premier grand défi est donc de comprendre profondément le personnage, son environnement culturel, social et politique, mais aussi son intimité, ses aspirations, et le contexte historique dans lequel elle a évolué. Pour Touria Chaoui, cela implique de se plonger dans le Maroc des années 1940-1950, de retracer l’ambiance de Casablanca à l’époque coloniale, de documenter avec précision l’aviation naissante, les uniformes, les aéro-clubs, mais aussi les enjeux de genre et d’émancipation.
Dans l’animation, chaque détail visuel a une importance décuplée : un vêtement, un mobilier, une affiche ou un arrière-plan ne sont jamais anecdotiques – ils font partie intégrante de la narration. C’est pourquoi chaque élément doit être vérifié, recoupé avec des archives fiables, des photographies, des témoignages ou des spécialistes. Ce travail de recherche minutieux est essentiel pour garantir la cohérence historique, tout en offrant une expérience esthétique forte et respectueuse de la mémoire du personnage.
Avez-vous l’intention de prolonger «Tourat Al Maghrib» avec de nouveaux épisodes ou d’autres formats ?
Oui, tout à fait. Le sujet est tellement vaste et la richesse du patrimoine marocain si profonde que la série «Tourat Al Maghrib» ne peut être qu’un début. Après la diffusion sur la deuxième chaîne et les plateformes du MJCC, l’engouement du public a été immédiat, suscitant de nombreuses suggestions de nouveaux sujets à explorer. Ce retour enthousiaste nous conforte dans l’idée de prolonger l’aventure.
Nous réfléchissons à de nouveaux épisodes, mais aussi à des formats encore plus innovants, orientés vers des personnages historiques marocains, des lieux emblématiques, ou encore des moments forts de notre histoire. L’ambition est aussi de positionner «Tourat Al Maghrib» comme une véritable plateforme de documentation animée, capable de servir de référence visuelle et pédagogique, presque comme un «fact-checker» culturel, pour les jeunes et les moins jeunes.
À terme, nous espérons pouvoir adapter ce contenu pour l’alimenter sur des plateformes de streaming internationales, afin de faire voyager notre culture au-delà de nos frontières, avec fierté, modernité et précision.