June 8, 2025

Avec le retour de Donald Trump, le monde tourne la page de décennies de libre-échange

Le Monde

A la fois facteur de paix et fauteur de troubles dans l’histoire, le commerce entre nations renoue avec les rapports de force, alors que Donald Trump, de retour à la Maison Blanche, promet de relever les droits de douane.

Le président américain, Donald Trump, et le président chinois, Xi Jinping, lors d’un sommet des dirigeants du G20 à Osaka (Japon), le 29 juin 2019.

Le président américain, Donald Trump, et le président chinois, Xi Jinping, lors d’un sommet des dirigeants du G20 à Osaka (Japon), le 29 juin 2019.

Une figue. C’est en brandissant le fruit juteux, prétendument venu tout frais de Carthage, que Caton l’Ancien exhortait par son éloquence ses collègues sénateurs, vers 150 avant Jésus-Christ, à détruire la capitale phénicienne. Il ponctuait toujours ses discours, quel qu’en soit le sujet, par un vibrant « Delenda Carthago » (« il faut détruire Carthage »). Un ennemi qui gênait Rome par sa prétention territoriale et sa puissance commerciale, inondant la Péninsule de ses produits agricoles, venus de Tunisie, de Sicile ou de Sardaigne.

Donald Trump serait-il, en beaucoup moins cultivé, la réincarnation de l’ancien consul romain ? Lui non plus ne supporte plus la menace économique et militaire de l’ennemi, désormais chinois. Il le prouvera peut-être dès son intronisation, lundi 20 janvier, en entérinant d’urgence un projet d’augmentation massive des taxes douanières sur tous les produits étrangers, particulièrement chinois. C’est déjà lui qui avait lancé la première offensive, lors de son mandat précédent, en 2017. Mais il n’est plus le seul. La lutte contre la Chine est même l’un des très rares sujets d’unanimité dans la classe politique américaine.

La preuve, une semaine tout juste avant de rendre le pouvoir, l’administration Biden a présenté un nouveau projet de restriction des exportations de puces électroniques à destination de la Chine. Et c’est Joe Biden lui-même qui a signé, en 2024, l’imposition d’un droit de douane de 100 % sur les importations de voitures électriques chinoises. Désormais, dans le pays, et par ricochet sur l’ensemble de la planète, tout le monde est convaincu que, si la mondialisation n’est pas morte, le libre-échange actuel a vécu, noyé sous la vague protectionniste qui désormais déferle partout.

Un « consensus »

Nous vivons les derniers feux du « doux commerce » théorisé dès le XVIIIe siècle par Montesquieu, porteur de paix et de prospérité entre les peuples. « Nous assistons à la fin d’un cycle unique par son ampleur, confirme le chercheur en science politique Ali Laïdi, auteur d’une Histoire mondiale du protectionnisme (Passés composés, 2022). Celui-ci a commencé après la chute du mur de Berlin [en 1989]. Et, pour la première fois, il faisait l’objet d’un consensus de tous les pays, y compris la Chine, autour d’un cadre commun de marché. » Une grande différence avec la précédente mondialisation, celle de la fin du XIXe siècle obtenue par les colonisateurs occidentaux à la force des baïonnettes et des canons.

Par exemple, quand quatre vapeurs américains commandés par l’amiral Perry se positionnent le 8 juillet 1853 dans la baie de Tokyo (Edo, ancien nom de Tokyo), canons chargés, pour exiger la conclusion d’un « traité d’amitié et de commerce ». Il reviendra en février suivant à la tête de 10 navires pour recueillir la réponse. Une « amitié » qui a sorti le pays de l’ère féodale, mais nourri la rancœur de ses habitants pour des générations. Comme ce fut le cas avec les Chinois, victimes d’un même coup de force lors des guerres de l’opium (1839-1842 et 1856-1860). « Ironiquement, poursuit Ali Laïdi, on pourrait remarquer que la mondialisation actuelle a débuté à l’instigation des Britanniques et des Américains, à partir des années de libéralisation Thatcher-Reagan à la fin des années 1980, et que son coup d’arrêt est venu des deux mêmes pays, en 2016, quand le Royaume-Uni a voté le Brexit et que Donald Trump est arrivé au pouvoir. »

Quelques chiffres, compilés par l’économiste Amit Khandelwal, de l’université Yale, permettent de mesurer l’ampleur du choc provoqué en 2018 lors du premier mandat de Donald Trump. Cette année-là, les droits de douane américains des machines à laver sont passés de 1,3 % à 32,2 %, ceux de l’acier de zéro à 25 % et ceux des panneaux solaires, de zéro à 30 %. Au total, les droits de douane moyens pour exporter vers les Etats-Unis sont passés à presque 26 %. Bien sûr, la Chine était la première visée, avec près de 17 000 produits concernés, mais elle était loin d’être la seule. Les taxes moyennes sont passées de presque rien à 28 % pour les Européens vendant aux Etats-Unis, contre près de 26 % pour les produits chinois. En retour, les pays concernés ont répliqué avec des droits de douane similaires, entre 20 % et 30 %, pour les produits américains arrivant au Mexique, en Turquie, en Europe et bien sûr en Chine. La situation a ensuite évolué, mais le pli était pris.

Ce n’est manifestement qu’un galop d’essai puisque, pour son deuxième mandat, le futur président américain a promis des taxes supplémentaires de 10 % à 20 % pour les pays « amis » et de 60 % sur tous les produits chinois. Il est probable que, comme en 2018-2019, tout cela fera l’objet de négociations, notamment sur le périmètre des produits touchés. Les rétorsions seront à jauger à la même aune.

Une trop grande fragmentation

Pourquoi une telle vague ? L’économiste Lionel Fontagné, qui préfère parler d’« arrêt de l’approfondissement du commerce mondial », distingue deux forces à l’œuvre. La première grande famille est économique. « En dépit des apparences, la Chine croît plus vite à l’intérieur de ses frontières qu’à l’extérieur, explique-t-il. Même si elle reste l’atelier du monde et inquiète les entreprises occidentales, sa pente naturelle est d’investir plus en interne, suivant la trajectoire des pays en développement, ce qui réduit mécaniquement le commerce mondial. »

La trop grande fragmentation des chaînes de valeur joue aussi un rôle. A vouloir détricoter la fabrication d’un téléphone ou d’un avion en faisant fabriquer les composants dans le monde entier, on finit par perdre le contrôle de la qualité finale. En témoignent les déboires de Boeing, avec ses innombrables sous-traitants qui l’empêchent de détecter à temps les logiciels défectueux ou les portes mal attachées, et les drames qui s’en sont suivis. D’autant que cela accroît la vulnérabilité économique en cas de catastrophe, qu’elle soit naturelle, industrielle ou sanitaire, comme la crise due au Covid-19. En paralysant les réseaux de transport, elle a fait prendre conscience aux entreprises de la nécessité de réduire la course à l’efficacité, au profit de la résistance en cas de coup dur.

L’autre grande explication du ralentissement actuel est bien sûr géopolitique. On a compris que Washington ne supportait plus la montée en puissance de la Chine. Mais il y a plus brutal encore. Avec l’invasion de l’Ukraine, en février 2022, « la géopolitique s’est invitée dans les conseils d’administration », assure Ali Laïdi. Chez Michelin, par exemple, on a senti passer le vent du boulet. « Trente pour-cent de nos matières premières venaient de Russie et la moitié de l’énergie de nos usines d’Europe centrale provenait du gaz russe », se souvient Bénédicte de Bonnechose, membre du comité exécutif de Michelin. Sans compter l’explosion des coûts de l’énergie qui s’en est suivie et qui continue de plomber les factures des entreprises européennes.

Comme les ennuis volent souvent en escadrille, il ne faut pas oublier deux éléments qui viennent se rejoindre pour assombrir encore le « doux commerce » cher à Montesquieu. Le premier est la révolution de la voiture électrique. Pas vraiment anticipée par les acteurs européens et américains, la montée en puissance de la Chine dans ce domaine, d’abord chez elle, puis maintenant hors de ses frontières, laisse les industriels sans voix. Adossé au plus grand marché automobile du monde, dont la moitié des ventes est électrique, le pays a progressivement construit toute la chaîne de la valeur, du minerai à la voiture finie, en passant par la batterie. On compte plus d’une centaine de constructeurs, dont les plus forts partent à l’international pour compenser le ralentissement attendu dans leur pays.

Et c’est ainsi que les Européens, médusés, ont vu débarquer dans le port d’Anvers des bateaux gigantesques, les cales remplies de voitures en provenance de Shanghaï ou de Canton, qui seront vendues à des prix inférieurs de plus de 30 % aux modèles européens. Image d’une invasion chinoise qui ravit les consommateurs mais fait hurler les producteurs. Ceux-ci ont été entendus par la Commission européenne, qui a décrété des taxes antidumping sur ces constructeurs largement subventionnés par l’Etat chinois. Bruxelles devait d’autant plus faire un geste qu’elle a imposé aux constructeurs locaux les normes les plus sévères au monde et programmé la disparition des ventes de voitures thermiques pour 2035.

La crainte de la Chine

C’est la fin d’un âge d’or pour beaucoup d’industriels européens qui, grâce au libre-échange, sont allés chercher la croissance en Chine. « Au début des années 2000, nous ouvriions une nouvelle usine là-bas chaque trimestre », se souvient Patrick Koller, le directeur général de l’équipementier automobile Forvia (ex-Faurecia). Le chiffre d’affaires de l’entreprise est passé de 10 milliards d’euros en 2004 à 27 milliards d’euros en 2024. Et les ventes en Asie ont été multipliées par huit en dix ans pour représenter plus du quart des ventes. Dans un groupe comme Schneider Electric, le président, Jean-Pascal Tricoire, a carrément posé ses valises à Hongkong pour être au plus près de ce marché asiatique qui représente presque 30 % de ses ventes.

La crainte de la Chine est maintenant forte dans les entreprises. « Nous sommes au début d’une nouvelle ère, reconnaît Bénédicte de Bonnechose, chez Michelin. Avec le ralentissement du marché chinois, les constructeurs se sont massivement tournés vers l’Europe, le marché le plus ouvert. Nos concurrents sont extrêmement rapides. Quand Bruxelles a imposé des droits antidumping aux producteurs chinois de pneus pour poids lourds, il ne leur a fallu que dix-huit mois pour ouvrir des sites au Vietnam ou en Thaïlande et contourner les sanctions. » Son entreprise, qui a annoncé la fermeture de deux usines en France en 2024, demande de la réciprocité, et pas uniquement avec la Chine. « L’Europe doit agir en appliquant des mesures de réciprocité face à l’Inde, qui nous bloque son marché », ajoute-t-elle.

Voir des entreprises s’inquiéter d’un monde trop ouvert ou injuste n’est pas nouveau. Leurs intérêts propres les poussent à s’adapter à tous les changements de marché ou de politique, quand elles ne peuvent pas les influencer. En phase de développement, elles préfèrent même une bonne dose de protectionnisme. Durant toute la première moitié du XIXe siècle, l’industrie américaine du Nord a grandi à l’abri de solides barrières. Seul le Sud agricole et ses immenses champs de coton et de tabac était libre-échangiste. D’autant que ses armées d’esclaves lui assuraient une compétitivité hors pair. Un antagonisme qui n’a pas été pour rien dans la guerre civile et qui perdure encore.

Dans l’automobile, le discours protecteur est un grand classique. Avec, parfois, des postures surprenantes. En 1991, quand la première ministre de l’époque, Edith Cresson, signe un accord autorisant les constructeurs japonais à monter en dix ans leur part du marché automobile français de 4,3 % à 10 %, le PDG de PSA, Jacques Calvet, s’insurge contre les graves conséquences d’un tel accord. Le jeune porte-parole du gouvernement, le socialiste Jack Lang, fustige alors la « conception dirigiste, frileuse et corporatiste de la gestion de l’économie » du patron de Peugeot.

Une vague populiste

Au-delà de l’attitude des entreprises, celle des Etats a changé. L’arrivée de Donald Trump au pouvoir en 2017 a donné le coup d’envoi d’une vague populiste qui s’est répandue dans toutes les démocraties. Cette montée en puissance est aussi celle des victimes de cette épopée sans précédent. « Globalement, le libre-échange a enrichi les citoyens des pays développés, explique l’économiste Lionel Fontagné, auteur de La Feuille de paye et le caddie (Presses de Sciences Po, 2021). Les perdants sont moins nombreux que les gagnants, mais ils perdent trois fois plus que ce que gagnent les autres et ils sont très concentrés, socialement et géographiquement. »

Souvent, ce sont des salariés peu diplômés des régions industrielles des pays développés. Le cas le plus emblématique est celui des ouvriers de l’automobile dans le Michigan, aux Etats-Unis (mais cela peut s’appliquer à la France), chassés par la fermeture des usines et contraints de retrouver un emploi moins satisfaisant dans les services. Peu de gens concernés directement, mais un territoire traumatisé, que ce soit à Detroit ou en Picardie. Des pertes concentrées et visibles, des gains diffus et invisibles, un terreau pour des politiques comme Donald Trump avec son discours en direction des déshérités de la mondialisation.

Le discours nationaliste colle bien à cette idée de protéger les frontières, contre les biens ou les personnes venus de l’étranger. C’est la raison pour laquelle, dans la foulée de Trump, les négociations à l’Organisation mondiale du commerce, l’organe chargé justement de lever les obstacles au libre-échange, sont en voie d’extinction. Les négociations sur l’agriculture et la pêche se sont achevées dans la cacophonie en mars 2024. Aucun compromis n’a pu être trouvé, et comme chaque pays dispose d’une voix et que le consensus est la règle, il n’est plus adapté au monde de rapports de force qui est devant nous. L’optimisme indéfectible et le caractère volontaire de la directrice générale, la Nigériane Ngozi Okonjo-Iweala, n’ont pas suffi. Tout juste peut-elle se féliciter à la fin de son mandat d’avoir arraché un accord interdisant les subventions à la pêche illégale. Bien maigre consolation pour la seule instance internationale où les pays pauvres ont la même voix que les riches.

Même les accords bilatéraux ont du plomb dans l’aile. Les traités de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada, puis avec l’Amérique latine (Mercosur) se heurtent aux mêmes oppositions. Il faut dire que l’agriculture a toujours été rétive à ce genre d’alliance. Grand défenseur des frontières en matière agricole, et futur président du Conseil, Jules Méline assurait, en 1892, que l’agriculture est un « élément essentiel de la défense nationale, indispensable pour faire vivre le grand camp retranché que doit devenir chaque nation en cas de guerre ». Vingt-deux ans avant la déflagration de 1914.

Cette grande fatigue de la mondialisation qui s’installe dans la tête des citoyens, des entreprises et des politiques est peut-être inévitable, voire souhaitable pour certains, mais elle ne sera pas sans conséquences : financières, économiques et politiques. Lionel Fontagné ressort sa calculette : « Aux Etats-Unis, la politique Trump de taxes douanières élevées coûterait 1 à 1,5 point de PIB. Cela revient à une perte de pouvoir d’achat de 1 500 à 2 000 dollars [de 1 455 à 1 940 euros] par an et par ménage. Autrement dit, la perte de vingt ans de bénéfices de la mondialisation. »

Avance technologique

L’explication de cette mécanique est l’un des exercices préférés des économistes du commerce international. Premier effet, le prix. « De deux choses l’une, explique Isabelle Méjean, professeure d’économie à Sciences Po. Soit l’exportateur qui subit ces droits de douane accepte de baisser sa marge pour ne pas perdre le marché. C’est l’hypothèse de Donald Trump. Soit l’exportateur augmente ses prix et c’est le consommateur qui paye. » Le grand confort pour les économistes sur ce sujet est que l’expérimentation existe déjà, c’était Trump 1. Qu’a-t-on constaté ? « Cent pour-cent de la hausse sont passés dans les prix au consommateur, répond Isabelle Méjean. Et, en conséquence, les volumes de ventes baissent aussi. Les calculs ont montré que, quand les taxes augmentent de 1 %, les volumes baissent de 2,5 %. » Avec, en corollaire, une poussée de l’inflation et un raffermissement du dollar.

Et parfois, dans le domaine si emblématique de l’automobile, la distorsion est plus grande encore. Son collègue à Sciences Po Thierry Mayer cite les études qui ont été réalisées pour étudier l’effet des droits de douane sur les ventes de voitures, comme celle sur la baisse progressive des taxes des voitures coréennes entre 2012 et 2022, qui vont toutes dans le même sens. Une hausse de 1 % de taxe engendre une baisse de la demande de 4 %, et inversement. Voilà qui n’arrange pas les affaires de l’exportateur ni de l’acheteur mais plaît au concurrent national. C’est d’ailleurs l’un des objectifs recherchés par les politiques : protéger les fleurons GM ou Ford aux Etats-Unis.

Mais attention, prévient Thierry Mayer : « Les restrictions des ventes de voitures japonaises par quotas en Europe et aux Etats-Unis dans les années 1980-1990 ont accéléré l’implantation des usines japonaises. » Une bonne nouvelle pour l’emploi, mais une moins bonne pour les industriels locaux. Dans ce cas, « il faut donner à l’industriel qui s’installe des objectifs de contenu local pour préserver l’écosystème des fournisseurs », précise Patrick Koller, le patron de Forvia. Il en sait quelque chose puisque c’est lui qui aide le constructeur chinois BYD à installer sa première usine européenne en Hongrie. Il ne sera pas le seul. Le PDG français, qui dispose de plus de 200 sites en Europe et 60 en Chine, en est persuadé, le gâteau européen sera à partager avec les Chinois, notamment BYD, Chery et Geely (propriétaire de Volvo), qui, à eux trois, contrôlent près de la moitié du gigantesque marché chinois. La fermeture progressive des frontières n’empêchera pas ces acteurs de s’installer sur le Vieux Continent, compte tenu de leur avance dans la voiture électrique.

Cette affaire n’est pas sans rappeler celle des indiennes. Ali Laïdi raconte l’aventure de ces cotonnades qui déferlent en masse des Indes vers l’Europe aux XVIe et XVIIe siècles. L’avance technologique des Indiens est telle que les draperies traditionnelles européennes de laine ou de lin sont démodées. Nobles et bourgeoises s’entichent de ces tissus peints si doux, si beaux et bon marché. L’invasion pénalise les industriels locaux, qui ferment boutique et protestent auprès du roi. En Angleterre et en France, on envoie des espions, on crée des ateliers, on débauche des experts. Mais il faut monter toute une filière, du filage au tissage. Les Anglais, au bout de deux siècles, règlent le problème à leur manière. Ils ferment leurs frontières, interdisent les cotonnades indiennes au nom de la protection des ouvriers anglais, créent des usines géantes et mécanisées. Colonisée, l’Inde devient simple fournisseur de matière première s’habillant chez les Anglais. Ce n’est pas pour rien qu’en souvenir de ce glorieux passé et de l’humiliation britannique un rouet à filer le coton, érigé en symbole de l’indépendance économique par Ghandi, trône au centre du drapeau indien. La Chine subira-t-elle le même sort ?

Un garant de la paix

Reste la dernière conséquence de cette grande fermeture, la plus dangereuse. L’ouverture au monde n’a pas que des raisons économiques poussées par des commerçants cupides. Elle est aussi considérée comme un garant de la paix. C’est bien pour cela que la construction européenne a été portée par des politiques visionnaires et soutenue par les vainqueurs américains après la seconde guerre mondiale. Pour que plus jamais les Européens ne se déchirent après trois guerres en moins de cent ans.

Quatre-vingts ans de rapprochements économique et politique semblent leur donner raison. Ils obéissent à la théorie développée par Montesquieu. Pour lui, la guerre est plus difficile entre partenaires commerciaux, car leurs relations de dépendance sont telles que le coût d’un conflit serait trop élevé.

Isabelle Méjean a travaillé sur cette idée avec une conclusion mitigée. Au-delà du prix, les pays ont intérêt, pour peser diplomatiquement, à être le plus indépendants possible. C’est l’esprit du moment, traduit par le vocable à la mode « souveraineté ». Mais cela accroît aussi le risque de dérapage, donc, de conflit. L’Amérique, qui n’achète que 5 % de sa consommation à l’étranger (et 0,2 % en provenance de Chine), est à la fois le pays le plus indépendant du monde et le plus puissant économiquement et militairement. D’où la facilité avec laquelle Donald Trump peut proposer d’acheter le Groenland ou menacer l’Europe… On comprend également l’empressement de son prédécesseur, Joe Biden, à rattraper le retard du pays en électronique sur Taïwan ou la Corée du Sud. Ne dépendre de personne. Cela explique aussi l’effort symétrique de la Chine pour gagner son indépendance en matière technologique et militaire.

A l’inverse, l’entrée en guerre, en 1914, de la France et de l’Allemagne, partenaires commerciaux très importants, et la décision de la Russie d’envahir l’Ukraine, en 2022, quitte à se brouiller avec ses premiers clients et fournisseurs européens, prouvent que le « doux commerce » est une garantie bien fragile.

La première guerre froide, entre les Etats-Unis et l’Union soviétique, s’est achevée en 1989 sans affrontement direct, alors que les deux adversaires étaient totalement indépendants l’un de l’autre. La deuxième, entre les Etats-Unis et la Chine, saura-t-elle éviter elle aussi le conflit ? Son coût serait en tout cas considérable. Donald Trump n’est pas Caton. Malgré sa puissance, il ne pourra pas détruire son ennemi économique et politique comme Rome avec Carthage. Mais il a un point commun avec le vieux général. La figue brandie avec tant de véhémence par le sénateur était une fake news. Elle venait de son jardin.