En Ethiopie, Emmanuel Macron s’est totalement aligné sur Abiy Ahmed, affichant avec lui une connivence irrationnelle
Le Monde
Le choix d’Emmanuel Macron de soutenir ouvertement le premier ministre éthiopien, dont le bilan à la tête du pays est pourtant désastreux, est un pari dangereux, alerte, dans une tribune au « Monde », un collectif de chercheurs spécialistes de la région.
Dans la foulée de sa visite à Mayotte, le président Emmanuel Macron s’est arrêté en Ethiopie. A sa descente d’avion, il s’est jeté dans les bras d’Abiy Ahmed, le premier ministre. Le président français a déclaré que celui-ci était « un ami personnel ». Dans un tweet en français, Abiy Ahmed répondait en substance : c’est dans le besoin que l’on reconnaît ses vrais amis.
La visite de M. Macron en mars 2019 avait été, elle aussi, débordante d’effusions, mais alors justifiables. L’« abiymania » battait son plein. Le premier ministre incarnait l’espoir d’une démocratisation qui inventerait un vivre-ensemble pour plus de 80 « nations, nationalités et peuples » d’Ethiopie. La Constitution, entrée en vigueur en 1995, dite du « fédéralisme ethnique », proposait un modus vivendi dépassant l’opposition séculaire entre groupes ethno-linguistiques dominés et dominants, mais ne fut jamais pratiquement mise en œuvre.
Aujourd’hui, le bilan d’Abiy Ahmed est assassin. Plutôt qu’une dynamique politique centrifuge, visant un véritable « fédéralisme ethnique », il cherche à imposer un pouvoir personnel, donc centralisé, dans le droit-fil des règnes impériaux. Ses velléités ont des conséquences dramatiques : la guerre au Tigré, la province la plus septentrionale, doublée d’un blocus total, a fait 600 000 morts, selon l’envoyé spécial de l’Union africaine pour la Corne de l’Afrique, Olusegun Obasanjo. La guerre civile fait rage dans les régions Oromia et Amhara, où vivent les deux tiers de la population. Les kidnappings sont d’une banalité quotidienne. L’Etat éthiopien, le plus ancien et le plus solide de toute l’Afrique, s’effrite. Un tiers du territoire au moins est hors de son contrôle.
Eviter la banqueroute
Enfin, l’économie est à genoux. Les investissements étrangers, censés stimuler la croissance, reculent, voire fuient. Plus de 20 millions d’Ethiopiens attendent une aide alimentaire d’urgence. L’instabilité de l’Ethiopie, doublée des errements diplomatiques d’Abiy Ahmed, font qu’elle n’est plus le pilier de la stabilité de la Corne mais le principal foyer de tension régionale.
M. Macron s’est pourtant totalement aligné sur le premier ministre, affichant avec lui une connivence irrationnelle. « Abiy porte un projet d’unité éthiopienne », a-t-il dit, alors que ce dernier pousse de fait à sa désintégration. Il a appuyé le « dialogue national » lancé par Abiy Ahmed, une parodie à laquelle même les partis d’opposition légaux refusent de participer. Idem pour la « justice transitionnelle », vidée de toute substance après que les pays occidentaux – la France en tête – ont accepté qu’elle exclut toute contribution étrangère.
Le président français a annoncé le versement de 25 millions d’euros, qui iront directement au budget général, et donc laissé à la seule discrétion des autorités. Compte tenu des violations des droits humains, tous les pays occidentaux, et l’Union européenne, refusent pourtant aujourd’hui de fournir ce type d’aide, comme les Etats-Unis s’opposent à ce que l’Ethiopie bénéficie à nouveau du système de l’African Growth and Opportunity Act, qui favorise les exportations africaines vers les Etats-Unis.
L’activisme de la France s’exerce aussi pour aider à éviter la banqueroute de l’Ethiopie. Depuis le début de 2021, la France préside avec la Chine le comité des créditeurs chargé de la renégociation de la dette éthiopienne, une contribution essentielle à l’accord conclu avec le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. Au prix de l’acception de leurs diktats, y compris une « désétatisation » massive et une dévaluation drastique de la monnaie, le gouvernement a déjà obtenu d’eux 5 milliards de dollars sur un total prévu de 10 milliards.
La France a aussi versé 25 millions d’euros pour la rénovation du palais du Jubilé, construit [en 1955], sous l’empereur Haïlé Sélassié Ier. Abiy Ahmed a dévoyé cette opération patrimoniale en une promotion d’un symbole de l’Ethiopie impériale. M. Macron ne s’y est pas trompé : « Nous avons conscience aussi de participer à ce projet si important que vous portez d’unité de la nation éthiopienne. » Avec les mêmes risques, la France a aussi déboursé 5 millions d’euros pour un projet de rénovation des églises rupestres de Lalibela.
Jeu de postures
Enfin, M. Macron a qualifié de « légitime » la revendication territoriale éthiopienne « d’accès » à la mer Rouge, latente depuis que l’indépendance de l’Erythrée a coupé l’Ethiopie de ladite mer. Les prises de position d’Abiy Ahmed, selon qui cette « question existentielle » pourrait être résolue par la force, avant que le premier ministre ne fasse machine arrière, ont récemment accru les tensions. Avec l’Erythrée d’abord, puisqu’il a précisé que le port d’Assab était historiquement éthiopien. Mais aussi avec la Somalie, puisqu’il a conclu un accord avec la région sécessionniste du Somaliland pour y installer un port commercial et une base navale.
Une contrepartie commerciale ? Le total des échanges franco-éthiopiens s’élève à environ 400 millions d’euros, situant Addis-Abeba autour de la centième place des clients de la France. Avec ce rang, et vu le niveau d’insécurité du pays et la crise de régime en cours, le potentiel commercial de l’Ethiopie est mince.
Que retenir de cette visite ? Son jeu de postures, dont aucun des deux protagonistes n’était dupe, mais par lequel leurs mégalomanies pouvaient dialoguer ? Ou, plus profondément, un pari de M. Macron que, à la fin des fins, nul autre qu’Abiy Ahmed ne pourra surmonter les conflits internes et régionaux ? Sur ce point, la possibilité qu’il se trompe du tout au tout est immense.