June 8, 2025

Développement humain : pourquoi le Maroc n’avance pas au bon rythme

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Le Maroc est pleinement engagé dans des réformes de grande ampleur, notamment dans les secteurs sociaux. Pourtant, en matière de développement humain, les indicateurs ne reflètent pas les efforts consentis ni les budgets mobilisés. Son classement à l’international le range plutôt des côtés des pays les moins performants. Il y a donc un hic. Nabil Adel, enseignant chercheur et directeur du Groupe de recherche en géopolitique & géoéconomie à l’ESCA, apporte un éclairage sans détour sur cette question et nous aide à comprendre les raisons de ce «paradoxe».

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Mounia Senhaji

La clé du succès dans les classements internationaux réside dans une logique d’une simplicité implacable : les classements sont des miroirs froids reflétant des chiffres, des données tangibles. Et toute réforme, aussi ambitieuse soit-elle, doit impérativement se traduire dans le langage universel et quantifiable des statistiques. Ce sont elles qui dictent la réalité et déterminent la position du pays sur l’échiquier mondial. L’incapacité de maîtriser ce langage, à traduire les actions en chiffres, condamne le pays à une progression lente, à la stagnation, voire à une douloureuse régression. C’est ainsi que Nabil Adel, enseignant-chercheur et directeur du Groupe de recherche en géopolitique et géoéconomie à l’ESCA, explique pourquoi le Maroc rencontre des difficultés à améliorer son classement dans les indices internationaux, comme l’Indice de développement humain (IDH) du PNUD.

Pour rappel, le Royaume a conservé sa 120e place, malgré une avancée symbolique majeure : pour la première fois de son histoire, son IDH a dépassé le seuil de 0,700. Ce paradoxe, selon notre expert, trouve son origine dans les déficiences en matière de conception et de pilotage des politiques publiques. Il pointe des failles structurelles et profondes grèvent l’ensemble du cycle politique : de l’élaboration à la mise en œuvre, en passant par le suivi et l’évaluation. Résultat : des réformes annoncées, des efforts déployés, mais des résultats en demi-teinte. Quant au verdict, il est sans appel : pour progresser, il faut d’abord retirer les grains de sable qui enrayent la machine.

«Un classement international n’évalue pas la finesse d’une stratégie»

L’économiste explique que le cœur du problème résiderait avant tout dans la nature même des réformes entreprises. Elles sont souvent jugées trop «généralistes», focalisées sur des aspects qualitatifs, et ont tendance à oublier qu’il y a des dimensions quantitatives et des dimensions d’amélioration perceptible à prendre en compte. «Un classement international n’évalue pas la finesse d’une stratégie, mais ses retombées sur certains indicateurs spécifiques», relève M. Adel.

Une page historique vient d’être tournée dans le parcours de développement du Royaume. Le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) a annoncé, dans son rapport mondial 2025, que le Maroc intégrait pour la première fois la catégorie des pays à développement humain élevé. Cette progression couronne une dynamique soutenue de trois décennies qui a vu l’Indice de développement humain (IDH) marocain bondir de 0,456 en 1990 à 0,710 en 2023, franchissant ainsi le seuil symbolique de 0,700 fixé par l’organisation onusienne. Ce bond de 55,7% témoigne d’améliorations significatives dans les trois piliers fondamentaux du développement humain : santé, éducation et niveau de vie. Le rapport note également une tendance à la baisse de l’Indice d’Inégalité de genre, ce qui indique une amélioration progressive en matière d’égalité des sexes. Or des efforts doivent se poursuivre concernant la mortalité maternelle, la représentation des femmes dans les instances décisionnelles et leur accès à l’éducation et au marché du travail.

«Prenons l’exemple du secteur de l’enseignement. Les classements se basent souvent sur 3 ou 4 variables clés. Pour progresser, il faut agir directement sur ces variables», ajoute-t-il. Parmi les indicateurs cités figurent la durée moyenne de scolarisation, le nombre de NEET (jeunes ni en éducation, ni en emploi, ni en formation/stage), ou encore la part de la population de moins de 15 ans qui maîtrise les savoirs fondamentaux : lire, écrire, compter, avec des connaissances scientifiques raisonnables. En croisant ces indicateurs avec d’autres (comme les classements PISA ou autres), on obtient une vision globale de l’orientation d’un secteur. Et force est de constater que «sur ces dossiers névralgiques, le Maroc n’avance pas au rythme qu’il faut, si l’on se fie à ces indicateurs, déplore-t-il.

Le PIB par habitant, l’indicateur boulet

Nabil Adel estime que l’indicateur IDH le plus problématique pour le Maroc est le revenu par habitant. Selon lui, cet indicateur «nous joue toujours de mauvais tours». Le pays est classé par la Banque mondiale comme un pays à revenu intermédiaire catégorie inférieure. Cela signifie qu’il se situe juste au-dessus des pays pauvres et deux paliers en dessous des pays à revenu intermédiaire catégorie supérieure et des pays avancés ou riches. En d’autres termes, le Maroc est plus proche d’un pays pauvre que d’un pays avancé, fait observer l’économiste. Ce problème de revenu par habitant est directement lié à une croissance économique qui n’est pas suffisamment forte. L’expert signale que le pays a du mal à sortir d’un couloir de croissance du PIB non agricole qui stagne entre 2,5 et 3%. Or pour améliorer cet indicateur, une croissance de 4 à 5% est nécessaire.

Données statistiques : le diable se cache dans les détails

Quant aux données utilisées pour ces classements, Nabil Adel estime que le Maroc est globalement «aux standards internationaux» en matière de production. Mais le véritable enjeu d’après lui réside dans le niveau de détail, de finesse et la qualité de ces données. «Il y a un manque de “profondeur analytique”, de détails, de croisements pertinents entre les variables et, surtout, de liens explicites entre ces données et les politiques publiques. C’est là que le diable se cache, dans les détails, signale M. Adel.

Il distingue d’ailleurs clairement les «indicateurs» – qui décrivent une situation (taux de scolarité, taux de décrochage…) – des «inducteurs». «Les indicateurs nous disent ce qui se passe, mais pas pourquoi», explique l’analyste. Pour comprendre des phénomènes complexes comme l’abandon scolaire ou pourquoi des jeunes de 15 ans, malgré les efforts financiers consentis, ne savent pas lire ou compter, il faut des inducteurs. Ces données plus fines permettraient d’identifier les causes (formation des enseignants, programme, outils pédagogiques) et donc les leviers spécifiques à actionner pour améliorer la situation», détaille l’économiste.

Ce que disent les indicateurs sur les politiques publiques

Nabil Adel souligne que l’efficacité d’une politique publique se mesure à l’aune de ses résultats, «C’est aussi simple que cela!». La stagnation dans les classements, la croissance léthargique, le chiffre élevé des NEET, les faillites d’entreprises… «Nous avons des indicateurs qui ne trompent pas pour constater que les politiques publiques ne produisent pas les effets escomptés», assène-t-il. L’efficacité n’est pas dans la sophistication de la présentation, un domaine où on fait du bon travail, ironise-t-il, évoquant PowerPoint et les cabinets de conseils coûteux, mais sans impact réel en termes de concrétisation. «Malheureusement, les résultats ne sont pas au rendez-vous», déplore-t-il. «Cela veut dire que l’organe de production et d’exécution des politiques publiques au Maroc n’est pas optimisé. Certes, il n’est pas dysfonctionnel, contrairement à beaucoup d’autres pays. Mais il n’a pas la bonne cadence et la bonne qualité de conception des politiques publiques», précise-t-il, insistant fortement sur ce point comme étant la source de la lente ascension dans les classements et du retard économique.

Priorités absolues : évaluation régulière et jugement sur le résultat

Malgré des améliorations indéniables dans le temps, le rythme des réformes au Maroc est jugé trop lent par rapport aux pays ayant un niveau de développement plus au moins similaire (pays avancés et émergents d’Amérique latine ou d’Europe de l’Est). «Il y a eu des améliorations dans le temps, et il faut être de mauvaise foi pour le nier. Mais la vitesse est-elle adéquate ? Absolument pas», tranche notre expert. Ce dernier revient sur cette question d’exécution des politiques publiques qui pose problème. «Malgré l’impulsion donnée par Sa Majesté le Roi Mohammed VI, il y a de la tergiversation, une volonté de ménager tout le monde, une frilosité et un manque d’audace, entre autres», regrette-t-il.

Pour accélérer le développement et améliorer les indicateurs sociaux, l’analyste préconise une approche axée sur le suivi des résultats. Il insiste sur la nécessité d’évaluer les responsables à tous les niveaux sur la base de résultats précis et avec une cadence régulière et fréquente. Cette approche se traduirait par une évaluation concrète des progrès grâce à des indicateurs clairement définis. La mise en place de systèmes de pilotage détaillés, tels que des tableaux de bord, permettrait un suivi fin et rigoureux des performances. Cette démarche conduirait à identifier les lacunes, clarifier les responsabilités et établir un système de reddition des comptes efficace.