June 8, 2025

« Les entreprises qui ne suivront pas… » : Raj Choudhury (Harvard) prédit une révolution du télétravail

Entretien exclusif. Dans son nouvel ouvrage, fruit de dix années de recherche, cet éminent professeur défend les bénéfices du « travail depuis n’importe où ». Quand la liberté géographique devient un atout, tant pour les entreprises que pour les collaborateurs…

Propos recueillis par Laurent Berbon de L’Express

Raj Choudhury

« Ignorez ce modèle, et vous perdrez la guerre des talents », prévient Raj Choudhury.

Alors que certaines grandes entreprises font marche arrière sur le télétravail, Raj Choudhury, lui, appuie sur l’accélérateur. Chercheur à la prestigieuse Harvard Business School, ce pionnier de la recherche sur le télétravail ne défend pas une position idéologique, mais s’appuie sur dix années de travaux menés dans une multitude d’entreprises de toutes tailles, sur plusieurs continents. Dans son ouvrage remarqué The World is Your Office (« Votre bureau, c’est le monde », non traduit), devenu best-seller aux Etats-Unis, il explore les profondes mutations du travail à l’ère post-pandémie. Selon lui, le modèle hybride domine aujourd’hui, mais le présentiel appartient déjà au passé. L’avenir ? C’est le travail depuis n’importe où (Work From Anywhere, ou WFA). Autrement dit, offrir aux salariés la liberté géographique de travailler depuis la ville, la région ou même le pays de leur choix. Avec ce modèle, il ne s’agit plus de déplacer les travailleurs vers les bureaux de l’entreprise, mais de déplacer le travail vers les lieux où se trouvent les talents. Une flexibilité déjà adoptée par des entreprises comme Airbnb, Shopify ou encore des institutions telles que la Banque centrale européenne.

Invité exceptionnel de notre colloque Management au théâtre Marigny (attention, il ne reste qu’une poignée de places !) ce lundi 26 mai, Raj Choudhury nous accorde un entretien exclusif dans lequel il explique pourquoi le WFA représente un gain de productivité et véritable avantage concurrentiel pour les entreprises, mais aussi un bénéfice pour les individus et les petites villes victimes de la « fuite des cerveaux ». Il y partage également sa méthode pour prévenir l’isolement social et professionnel, et propose des solutions concrètes pour gérer efficacement le travail en décalé sur plusieurs fuseaux horaires. Aux dirigeants réfractaires, il adresse le message suivant : « Ignorez les avantages de ce modèle, et vous perdrez la guerre des talents. »

L’Express : « Il faut désormais envisager le modèle Work From Anywhere comme une composante essentielle de l’avenir du travail », écrivez-vous. En quoi ce modèle diffère-t-il du télétravail à domicile ?

Raj Choudhury : Travailler de n’importe où, c’est un mode d’organisation du travail dans lequel l’individu, le salarié, choisit où il souhaite vivre. Quelle ville il veut habiter, quelle région, parfois même quel pays. Et une fois qu’il a choisi, il peut travailler depuis chez lui, depuis un espace de coworking, depuis un petit bureau de l’entreprise, ou encore depuis un café. Donc, le travail depuis n’importe où, c’est la liberté de choisir sa géographie. La liberté de choisir où vivre. C’est en réalité un mode de travail qui existe depuis au moins une dizaine d’années maintenant. Et il est pratiqué par un grand nombre d’organisations. Beaucoup sont des start-ups, mais quelques grandes entreprises l’ont également adopté.

Le modèle de travail depuis n’importe où permet une augmentation de la productivité de l’ordre de 4 %

Par exemple Airbnb, Spotify, Atlassian, Nvidia… toutes pratiquent le travail depuis n’importe où. Et en dehors du secteur technologique, ce modèle commence à être également répandu. Par exemple, la Banque centrale européenne a récemment mis en place une politique formelle selon laquelle ses employés peuvent travailler depuis n’importe où jusqu’à quatre-vingt-dix jours partout dans l’Union européenne et vingt jours supplémentaires en dehors de l’UE. Cette politique a été mise en place par la BCE pour attirer les talents.

Pourtant, certaines entreprises reviennent sur le télétravail. Votre modèle consiste, au contraire, à l’étendre. Cela risque de faire sourire certains dirigeants déjà sceptiques sur les bienfaits du modèle hybride…

L’argument économique en faveur du modèle « travailler de n’importe où » est très clair pour les dirigeants : il repose sur trois avantages. Le premier réside dans la transformation des coûts immobiliers fixes en coûts variables. Plutôt que de s’engager dans des baux à long terme – dix, vingt ou trente ans -, les entreprises peuvent désormais louer des espaces ponctuellement, uniquement lorsque cela est nécessaire : pour une réunion d’équipe, une retraite d’équipe ou toute autre rencontre. Le deuxième avantage concerne la productivité. Selon mes recherches, le modèle de travail depuis n’importe où permet une augmentation de la productivité de l’ordre de 4 %. Mais le principal atout réside dans la possibilité de recruter partout dans le monde. En adoptant ce mode de travail, les entreprises peuvent embaucher des talents dans une zone géographique bien plus large : elles peuvent recruter bien au-delà de Paris, dans l’ensemble de l’Union européenne, au Royaume-Uni, et même en dehors de l’Europe. Cela renforce au passage la capacité à fidéliser les talents.

Mes recherches montrent que lorsqu’une organisation adopte le travail depuis n’importe où, le taux de rotation des employés diminue également. Cela permet donc non seulement d’attirer de meilleurs talents et de les conserver, et ce, sur un périmètre géographique beaucoup plus vaste.

Le patron de la banque américaine JP Morgan, Jamie Dimon, ne mâche pas ses mots contre le travail à distance. « J’appelle beaucoup de monde le vendredi, et il n’y a jamais personne qui me répond ! », s’est-il récemment agacé.

Tout d’abord, aux Etats-Unis, malgré les critiques d’Amazon ou de Jamie Dimon, la part des jours en télétravail reste remarquablement stable, autour de 25 %. Cela montre qu’un grand nombre d’entreprises ont su faire fonctionner ce modèle. Citibank, par exemple, a adopté et défendu le travail hybride. A mon sens, ce que Jamie Dimon et JP Morgan Chase doivent comprendre, c’est que ce modèle ne peut fonctionner que s’il s’accompagne d’un véritable investissement dans des pratiques managériales adaptées. Pour que le travail hybride – ou le travail depuis n’importe où – soit efficace, il faut repenser les méthodes managériales. C’est précisément de ces nouvelles approches que je traite dans mon livre.

Vos recherches ne remettent donc pas en cause le principe du travail hybride ?

Non, pas du tout. Le travail hybride n’est pas un modèle unique : il peut prendre plusieurs formes. J’en identifie trois principales. La première est ce que j’appelle l’hybride hebdomadaire : les équipes se retrouvent deux à trois jours par semaine en présentiel. La deuxième forme est l’hybride mensuel : les collaborateurs travaillent à distance pendant trois semaines et se réunissent en présentiel une semaine par mois. C’est notamment le modèle adopté par la BCE. Enfin, il existe l’hybride trimestriel, dans lequel les collaborateurs travaillent depuis n’importe où pendant tout un trimestre puis se retrouvent en présentiel pendant une semaine ou dix jours, pour des temps d’équipe ou d’entreprise. Dans mon livre, je détaille les pratiques managériales spécifiques à chacun de ces modèles, en montrant comment adapter la gestion pour faire fonctionner efficacement l’hybride hebdomadaire, mensuel ou trimestriel.

Le lien entre le travail à distance et les gains en matière de recrutement, qu’il s’agisse du volume de candidatures ou de la qualité des profils, est-il clairement établi ?

Lorsque l’Office américain des brevets a adopté le modèle Work From Anywhere, cela a considérablement élargi son vivier de candidatures. Jusqu’alors, cette administration, située en Virginie, recevait peu voire pas de candidatures provenant de la Californie ou de l’ouest des Etats-Unis. L’ouverture géographique permise par le travail à distance a donc changé la donne et permis à l’organisation de réaliser au passage près de 39 millions de dollars d’économies, selon ses propres estimations. Par ailleurs, une étude plus récente, que je cite dans mon livre, va dans le même sens. Menée par deux professeurs de renom, elle porte sur un large panel de start-ups américaines. Les résultats montrent que les entreprises qui autorisent le travail depuis n’importe où réussissent à recruter dans davantage de villes, à embaucher plus de femmes, ainsi qu’un plus grand nombre de personnes issues de minorités.

Vous affirmez que le travail depuis n’importe où permet d’augmenter la productivité des employés de 4 %. Comment expliquez-vous ce gain ?

Lorsqu’on donne aux employés la liberté de choisir leur lieu de vie, cela renforce leur engagement et leur loyauté envers l’entreprise, ce qui se traduit par un effort accru et, in fine, une hausse de productivité. C’est ce que nous avons observé dans notre étude menée auprès de l’Office américain des brevets : les examinateurs y étaient non seulement plus productifs, mais ils fournissaient également davantage d’efforts, un phénomène que nous avons pu mesurer de manière précise. En les interrogeant, nous avons constaté que l’un des facteurs clés de cet engagement renforcé était la possibilité de s’installer dans des régions où le coût de la vie est plus bas. Cela leur laissait plus de marge financière, notamment pour couvrir des dépenses importantes comme la garde d’enfants. Par exemple, un salarié qui quitte Paris pour s’installer dans une petite ville pourra souvent bénéficier d’un logement plus grand, se rapprocher de sa famille ou avoir les moyens de payer une garde d’enfants.

Le modèle que vous prônez ne conduit-il pas la fin de l’immobilier d’entreprise ?

Non, je ne pense pas que cela marquerait la fin de l’immobilier commercial, car d’après mes recherches, il reste optimal de se réunir physiquement environ 25 % du temps. La fonction des bureaux va donc évoluer. Aujourd’hui, nous ne nous rendons plus au bureau pour effectuer des tâches que nous pouvons accomplir à distance, assis à un poste de travail. Nous y allons avant tout pour interagir. Le bureau va donc devenir un lieu de rassemblement. En conséquence, l’architecture des bureaux va devoir s’adapter et prévoir davantage de salles de réunion et de grands espaces pour les événements d’entreprise, plutôt que des bureaux fermés ou des postes de travail individuels.

Certaines équipes enchaînent les réunions pour tout et n’importe quoi

Par ailleurs, un autre phénomène émerge aux Etats-Unis. Par exemple, l’un des anciens immeubles de bureaux de JP Morgan Chase, situé au 25 Water Street à Manhattan, a été entièrement reconverti en logements : plus de 1 300 appartements y ont été créés. A l’avenir, certains bâtiments de bureaux seront transformés en résidences, tandis que d’autres seront réaménagés pour devenir des lieux de rencontre professionnelle.

« Réussir à déployer le travail depuis n’importe où repose sur des pratiques managériales solides et un leadership clair », soulignez-vous. N’est-ce pas en demander beaucoup aux managers ?

Je ne le pense pas, car les bénéfices en jeu sont considérables. L’un des principaux avantages du WFA est l’atout concurrentiel qu’il représente en matière de recrutement. Prenons une nouvelle fois l’exemple de la Banque centrale européenne. Grâce à sa politique de travail depuis n’importe où, la BCE parvient aujourd’hui à rivaliser avec des institutions comme Deutsche Bank ou Goldman Sachs sur le marché européen de l’emploi. Certains profils très qualifiés acceptent même des salaires inférieurs pour la rejoindre, précisément en raison de la flexibilité offerte par ce mode d’organisation.

Certains travaux ont mis en lumière les risques d’isolement associés au travail à distance, tant sur le plan professionnel – avec notamment une baisse des taux de promotion -, que sur le plan social. Plusieurs études montrent ainsi qu’à mesure que les jours de télétravail augmentent, les salariés déclarent se sentir davantage isolés. Toutefois, selon vous, il serait cependant réducteur de conclure que le travail depuis n’importe où nuit à l’évolution professionnelle. Pourquoi ?

D’abord la question de l’isolement est un sujet de préoccupation important, car à partir du moment où toute l’organisation peut travailler de n’importe où, il est essentiel de veiller à ce que les collaborateurs et en particulier les plus jeunes ou les nouveaux arrivants, ne se sentent pas isolés, ni sur le plan social, ni sur le plan professionnel. Dans le livre, je propose trois solutions. La première consiste à organiser des retraites périodiques où toute l’équipe, voire l’ensemble de l’entreprise, se retrouve. Ces retraites peuvent se dérouler dans différents endroits : si c’est une entreprise basée en Europe, un trimestre on organise la retraite en France, le suivant en Allemagne, puis en Belgique, etc. Ainsi, tout le monde peut y participer. J’explique dans le livre comment les organiser efficacement.

La deuxième solution, c’est le système de parrainage : chaque nouvel employé se voit attribuer un parrain ou une marraine, quelqu’un qui ne fait pas partie de son équipe directe. Cela permet de poser toutes sortes de questions, comme : « Comment obtenir une augmentation ? » ou « Comment être promu ? ». Ce binôme est maintenu pendant au moins un an, et ce « parrain » devient souvent un ami proche dans l’entreprise. La troisième solution, ce sont les « fontaines à eau virtuelles ». Par exemple, sur Zoom, on regroupe aléatoirement des cadres dirigeants et de nouveaux employés. Cela permet de créer un lien social, un espace d’échange informel.

Comment assurer une communication efficace au sein d’une équipe répartie sur plusieurs fuseaux horaires ?

Il existe deux solutions. La première, c’est de limiter le travail depuis n’importe où. Comme je vous le disais, à la BCE, sur les cent dix jours autorisés, quatre-vingt-dix doivent être passés dans l’Union européenne. De la même manière, une entreprise française qui autorise le travail depuis n’importe où peut définir une règle telle que : « Vous pouvez vivre dans un fuseau horaire situé à plus ou moins une heure de celui de la France. »

La deuxième solution s’applique lorsque les membres de l’équipe sont dispersés dans des fuseaux horaires très éloignés, par exemple entre Bangalore et San Francisco, rendant les réunions en temps réel quasiment impossibles. Dans ce cas, il faut basculer vers une communication asynchrone, à l’aide d’outils comme Slack, où les idées sont partagées par écrit. Les recherches montrent d’ailleurs que ce mode de communication est souvent plus adapté aux profils introvertis, qui préfèrent lire et écrire plutôt que participer à des réunions.

La communication asynchrone ? Expliquez-nous…

Idéalement, une communication efficace repose sur un équilibre entre communication synchrone et asynchrone. La communication synchrone se déroule en temps réel : en face-à-face, lors de réunions en présentiel ou via des appels vidéo comme Zoom. La communication asynchrone, quant à elle, passe par des échanges différés, souvent écrits, par exemple sur des outils comme Slack. Chaque équipe devrait utiliser un peu des deux. Il n’est pas nécessaire d’organiser une réunion pour chaque sujet. Bien sûr, certaines sont essentielles, mais seulement après avoir discuté du sujet au préalable sur Slack où chacun donne ses idées, et tout le monde prend le temps de les lire. Ensuite, une réunion d’une heure peut être organisée pour finaliser une décision. Mais certaines équipes enchaînent les réunions pour tout et n’importe quoi. Et ça, ce n’est pas efficace.

Et la spontanéité dans tout ça ? Ces échanges informels comme partager un verre en fin de journée ne risquent-ils pas de disparaître avec le travail depuis n’importe où ?

La solution réside justement dans les retrouvailles régulières en présentiel. Une équipe peut se réunir une semaine par mois, ou deux semaines par trimestre, selon le rythme qui lui convient. Et pendant cette semaine mensuelle, les moments passés en collectif ne se résument pas à « aller boire une bière ». Ils permettent de vivre ensemble : partager le petit-déjeuner, le déjeuner, le dîner, organiser des activités communes.

Ces parenthèses en présentiel sont essentielles pour créer des liens forts dans l’équipe. Car dans beaucoup d’entreprises aujourd’hui, même lorsque les salariés viennent au bureau, ils restent isolés : chacun travaille dans son box, casque sur les oreilles, participe à quelques réunions… et éventuellement, prend un verre en fin de semaine.

Parmi les grands bénéficiaires de ce modèle, vous mentionnez les petites villes…

Effectivement, les petites villes peuvent désormais attirer des talents venant des grandes métropoles et lutter ainsi contre la fuite des cerveaux. Mais ce ne sont pas les seules bénéficiaires : on peut citer les travailleurs individuels, en particulier les femmes et les conjoints de militaires mais aussi les personnes neuroatypiques, qui, dans de nombreux cas, préfèrent éviter le stress des grandes villes et des trajets quotidiens. Au moment où je vous parle, je me trouve en Asie. Des villes comme Mumbai, Bangalore, Shanghai ou Pékin sont extrêmement denses et congestionnées. Il est donc bon de répartir la population vers les plus petites villes.

Vous estimez que les « jumeaux numériques » ouvrent la voie au travail depuis n’importe où dans de nouveaux secteurs. Des opérations autrefois réservées au terrain peuvent désormais être pilotées à distance

Un jumeau numérique est une combinaison de capteurs, d’intelligence artificielle et d’automatisation, grâce à laquelle on crée une copie en temps réel de toute opération physique dans le cloud. Cela peut être une usine, un entrepôt, un immeuble de bureaux, un hôpital, ou encore un aéroport par exemple – à l’aéroport de Paris, toutes les bandes transporteuses peuvent être équipées de capteurs, et les données sont transmises en temps réel vers le cloud . Ainsi, une personne devant son écran peut voir l’ensemble des bandes transporteuses en temps réel. Il est également possible d’équiper chaque porte d’embarquement de capteurs pour suivre les flux de passagers.

La prochaine génération de travailleurs sera composée de “travailleurs col bleu ciel”

Une fois ce jumeau numérique mis en place, alors les travailleurs manuels n’ont plus besoin d’être physiquement présents. Beaucoup peuvent désormais faire leur travail à distance. Dans mon livre, je cite notamment l’exemple d’une usine Unilever au Brésil, spécialisée dans la fabrication de détergents. L’entreprise y a déployé des jumeaux numériques pour chacune de ses machines, en les combinant à des outils d’analyse de données et d’intelligence artificielle.

Le contrôle des machines a été centralisé via un tableau de bord numérique, et de nombreux ajustements autrefois effectués manuellement ont été automatisés. Ces innovations ont permis à Unilever d’optimiser ses processus, de réduire le nombre d’opérateurs nécessaires sur site, et de redéfinir les compétences requises.

Cela va déboucher, dites-vous, sur un nouveau type de professionnel : le travailleur « col bleu ciel » à mi-chemin entre le col blanc et le col-bleu, capable d’opérer dans des environnements physiques tout en manipulant, visualisant et interprétant des données.

Oui, cette évolution va, selon moi, se généraliser. A l’avenir, de plus en plus de professionnels combineront des compétences techniques avec une maîtrise des outils numériques et de l’intelligence artificielle. Par exemple, les médecins et les infirmiers seront amenés à se familiariser avec le machine learning et l’intelligence artificielle. De même, les ingénieurs de turbines dans les centrales électriques apprendront à travailler avec les prédictions de l’IA. C’est pourquoi je pense que la prochaine génération de travailleurs sera composée de « travailleurs col bleu ciel ».

Depuis 2019, plus de 40 pays, parmi lesquels le Portugal, le Brésil et les Emirats arabes unis, ont mis en place des visas pour nomades digitaux. Ces visas permettent généralement une résidence temporaire de trois à douze mois, exonèrent les bénéficiaires d’impôts locaux moyennant une taxe forfaitaire, et certains ouvrent même la voie à la résidence permanente. Pensez-vous que ce type de visa est appelé à se généraliser dans les années à venir ?

Oui, car ils présentent un avantage très attractif pour les pays qui les proposent : les travailleurs à distance qui en bénéficient ont déjà un emploi. Donc, ils ne viennent pas concurrencer la population active sur place. Ils arrivent avec leur emploi « dans leur valise », s’installent pour quelques mois, parfois un an ou deux, et consomment localement : ils paient un logement, fréquentent les restaurants, utilisent les services, versent des taxes, et participent à l’économie du pays d’accueil.

De plus, ils contribuent à l’économie de la connaissance, en collaborant avec des professionnels locaux. Dans certains cas, ils créent même des entreprises, qui, à leur tour, embauchent des travailleurs sur place.

Vous écrivez que « les entreprises qui refusent de penser plus largement à cette possibilité risquent tout simplement de perdre la guerre des talents ». Vraiment ?

Selon moi, deux conséquences majeures attendent les entreprises qui refusent d’adopter ou de réfléchir sérieusement au modèle Work From Anywhere. La première, c’est qu’en niant cette nouvelle réalité, elles risquent de perdre certains de leurs meilleurs éléments au profit de la concurrence. Pas forcément tous, mais les plus qualifiés, les plus recherchés, ceux qui ont aujourd’hui le plus de liberté de choix. Et la deuxième conséquence, c’est que le pourcentage de femmes -souvent plus contraintes géographiquement pour des raisons familiales ou personnelles – va diminuer. Ces entreprises deviendront donc plus « dominées » par les hommes. Elles seront assurément moins diversifiées. Or, je doute qu’un conseil d’administration ou un PDG puisse se permettre une telle évolution sur le long terme.